Chroniques

par laurent bergnach

Robert Craft
Conversations avec Igor Stravinsky

Allia (2024) 192 pages
ISBN 979-10-304-1836-1
les éditions Allia publient les conversations de Craft avec Igor Stravinsky...

Étasunien de la naissance à la mort, Robert Craft (1923-2015) est un chef d’orchestre resté célèbre pour son amitié avec Igor Stravinsky (1882-1971), laquelle donna lieu à nombre d’enregistrements et de livres. Le présent ouvrage regroupe une série de dialogues entre les deux artistes, étalées sur le dernier quadrimestre de 1957. Olivier Borre et Dario Rudy ont traduits leurs parutions newyorkaise (Doubleday) et londonienne (Faber & Faber) de 1959, les offrant enfin à la lecture du mélomane français.

Dans ce livre conçu en quatre parties, l’homme qui, enfant, croisa plusieurs fois le dernier tsar mort sur le trône (Alexandre III, 1845-1894), lors de leurs promenades respectives dans Saint-Pétersbourg, se souvient de tous les artistes qu’il a approché une ou plusieurs fois depuis son début de carrière. Il y a beaucoup de peintres (Bakst, Balla, Chagall, Derain, Giacometti, Golovine, Larionov, Kandinsky, Matisse, Modigliani, Monet, Picasso, Roerich, etc.), souvent liés aux productions des Ballets russes chapeautées par Diaghilev, mais aussi des écrivains (Cocteau, D’Annunzio, Hofmannsthal, Maïakovski, Proust, Radiguet, Ramuz, Thomas, etc.) et, bien évidemment, des confrères musiciens ayant, comme lui, vocation à bâtir une œuvre la plus pérenne possible (Busoni, Debussy, Marinetti, Moussorgski, Rachmaninov, Ravel, Satie, Schönberg, etc.). Dans ce livre richement illustré, on découvre le maestro posant avec certains d’entre eux, de même que quelques lettres de ces derniers, prouvant d’une certaine affection. Mais les inimitiés occupent aussi ces pages où Stravinsky use d’une pure franchise, avouant sa répulsion pour Max Reger et Richard Strauss.

De l’ancien élève de Rimski-Korsakov (de 1903 à 1908), un chapitre nous emmène dans l’atelier, là où se forme le matériau nécessaire à l’élaboration d’une partition. En général, les idées lui viennent quand il compose, lorsque son esprit est tourné vers l’action. À l’époque de l’entretien, Stravinsky expérimente la musique sérielle – « un compositeur est plus susceptible de composer un chef-d’œuvre s’il emploie le langage musical le plus évolué » –, si bien que les noms de Stockhausen et de Boulez reviennent souvent dans sa bouche, avec admiration, tout comme il cite Gesualdo di Venosa ou Josquin des Prés, essentiels à son apprentissage musical. Un ultime chapitre est d’ailleurs consacré à la musique d’aujourd’hui, dans lequel sont évoqués le jazz, la musique électronique, la frilosité des programmateurs ou encore les lacunes des critiques. Parce que Stravinsky n’a pas vraiment tort, terminons notre compte rendu de ces entretiens mordants autant qu’instructifs avec une pique qu’il adresseà l’ennemi héréditaire de tout créateur :

« Ils ne perçoivent rien de la construction de la phrase musicale, ni de la façon dont la musique s’écrit ; ils sont incompétents face aux techniques du langage musical contemporain. Les critiques informent mal le public et retardent sa compréhension des œuvres. Par la faute des critiques, de nombreuses choses de grande valeur nous arrivent bien trop tard ».

LB