Chroniques

par pierre brévignon

Robert Schumann
Genoveva | Geneviève

1 DVD Arthaus Musik (2008)
101 327
Robert Schumann | Genoveva

Comme Schubert, Schumann a longtemps poursuivi le rêve d'un opéra sans jamais réussir à concevoir une œuvre qui trouve durablement sa place au répertoire. L'oratorio Le Paradis et La Péri (1843) et, surtout, Scènes du Faust de Goethe (1844-1847) témoignent de cette tentation, même si leur découpage fragmentaire les apparente davantage à une cantate dramatique à la façon du Roméo et Juliette de Berlioz ou de la Erste Walpurgisnacht de Mendelssohn. Genoveva, avec sa structure en airs, récitatifs, duos, chœurs et ensembles, demeure donc l'unique contribution de Schumann à l'histoire de l'opéra allemand. Accueillie favorablement lors de sa création au Stadttheater de Leipzig le 25 juin 1850, l'œuvre doit surtout à Liszt, son plus ardent défenseur, d'avoir connu d'autres productions jusqu'en 1880, après quoi elle sombra dans l'oubli. À la même époque, il est vrai, un autre compatriote révolutionnait le théâtre lyrique à travers l'Europe tout entière : Richard Wagner.

Genovevaaura attendu près d'un siècle et demi pour renaître de ses cendres, grâce aux efforts du chef Nikolaus Harnoncourt qui, depuis son enregistrement en 1996 (Teldec), s'en est fait le champion (Masur avait signé en 1976 une version avec plateau vocal de luxe pour un résultat bizarrement bancal). Il est vrai qu'au delà d'une Ouverture régulièrement donnée au concert ou au disque, l'œuvre mérite d'être mieux connue. S'agit-il, pour autant, de « l'opéra le plus important de la seconde moitié du XIXe siècle » comme le prétend le chef ? La captation de cette production zurichoise de 2008 tente d'en apporter la démonstration.

L'histoire reprend la légende de Geneviève de Brabant telle que la développe Ludwig Tieck dans son Vie et mort de sainte Geneviève : parti en France lutter contre les Sarrasins au côté de Charles Martel, Siegfried confie la garde de sa femme Genoveva à son fidèle ami Golo le bâtard, secrètement amoureux d'elle. Lorsqu'il avoue ses sentiments à la jeune femme, celle-ci le rejette violemment. Golo imagine alors, avec l'aide de sa nourrice magicienne, une machination destinée à transformer la pure Genoveva en épouse adultère. Le piège fonctionne et Siegfried, apprenant la trahison de son épouse, demande à Golo de la tuer. Genoveva ne doit son salut qu'aux soudains remords de ses bourreaux, autrement dit à une intervention divine… Dénouement moral et censément heureux, contre lequel Wagner lui-même avait mis en garde Schumann et son librettiste Robert Reinick.

Il y a du Conte d'hiver dans ce drame de la jalousie aveugle dont les personnages semblent des pantins manipulés par un Destin railleur. Le dispositif scénique imaginé par Martin Kušej et son décorateur Rolf Glittenberg offrent une illustration littérale à ce laboratoire des sentiments : une pièce aux murs blancs avec, pour seul mobilier, un fauteuil Biedermeier noir et un lavabo blanc surmonté d'un miroir. Dans cet espace cubique posé au milieu de la scène elle-même plongée dans le noir s'inscrivent les quatre protagonistes de l'œuvre, qui ne quitteront jamais leur cube même lorsqu'ils sont absents de l'action – les personnages hors-jeu se tiennent alors en retrait, immobiles, plaqués contre un mur ou étendus à terre, juchés sur le lavabo ou assis dans le fauteuil, dos au public ou figés dans un coin tels des statues attendant que la musique leur insuffle la vie. Les personnages en jeu n'en paraissent pas pour autant plus charnels : prisonniers d'une gestuelle mécanique, ils arpentent la scène, se bousculent, se frôlent, semblables aux mobiles d'une expérience de physique subissant les mouvements qu'une force extérieure leur imprime. À l'inverse, la foule des gueux, des serfs et des soldats qui s'agite dans la pénombre autour du cube grouille d'une vie désordonnée, menaçante. La dichotomie entre ces deux mondes est renforcée par la blancheur initiale du trio d'aristocrates et les visages maculés de leurs sujets, notamment de la nourrice par qui la trahison arrive.

Cette opposition visuelle simpliste a le mérite de rendre lisible les différentes articulations du drame, qui s'inscrivent au fil des actes sur les murs du cube et la tunique blanche de Genoveva en traînées de suie et souillures sanglantes. Au diapason de cet expressionnisme pauvre (on songe aux tableaux d'un Cy Twombly), la musique réalise un grand écart surprenant entre opulence et dénuement : Schumann y accorde une place de choix aux cuivres et aux bois qu'il pousse dans leurs retranchements les plus dissonants, leur confiant la conduite de leitmotivs d'obédience wagnérienne quand les cordes tissent des mélismes frémissants encore ancrés dans l'esthétique d'un Weber. Aux longues pauses chorales d'une austérité toute luthérienne répond le chant continu mêlant en un même flot lyrique airs et récitatifs, dans lequel Kušej et Harnoncourt intercalent d'étranges ponctuations silencieuses – à la manière d'un Michael Haneke dans son Don Giovanni parisien. Ces artifices agacent parfois ; ils ne nuisent toutefois en rien à ce spectacle archétypal du Gesamtkunstwerk wagnérien où chant, théâtre, chorégraphie et arts plastiques s'épousent pour former une expérience artistique totale.

Au diapason de cette réussite d'ensemble, les chanteurs forment un quatuor d'une homogénéité remarquable dans ses qualités – engagement interprétatif sans réserve – comme dans ses faiblesses – un certain manque d'éclat vocal. L'acidité du timbre de Shawn Mathey (Golo) sert bien la fragilité de son personnage. Martin Gantner incarne avec conviction un Siegfried monolithique, à la projection peu nuancée. En nourrice incestueuse, Cornelia Kallisch (déjà fascinante comtesse Geschwitz dans le Lulu de Berg donné à Zurich en 2002 [lire notre critique du DVD]) utilise avec rouerie et intelligence des moyens vocaux limités – mais quelle présence ! Enfin, Juliane Banse. Impossible, selon nous, de ne pas être bouleversé par l'incroyable performance de cette chanteuse qui nous avait, jusqu'à présent, davantage convaincu au récital qu'à la scène. Murée dans un dolorisme poignant, sa Genoveva irrite, séduit, puis chavire. Si la caractérisation psychologique du personnage est nettement délimitée, Banse s'y révèle capable de nuances expressives peu communes et hisse l'héroïne de Schumann au niveau de la Jeanne d'Arc incarnée par Falconetti chez Dreyer. Sa prestation vocale n'éblouit pas (ce n'est pas non plus la vocation de son personnage) : elle touche au cœur. Cela suffit à notre bonheur.

PB