Chroniques

par bertrand bolognesi

Robert Schumann
Lieder

1 CD Orfeo (2004)
C 636041 B
Robert Schumann | Lieder

Le 13 août 1977, le grand mezzo-soprano Brigitte Fassbaender donnait au Festival de Salzbourg un récital entièrement consacré au Lied schumanien. Aujourd'hui, Orfeo présente un nouveau Festspiel Dokumente témoignant d'un moment musical exceptionnel qui s'ouvrait avec la fulgurance d’Aufträge Op.77 n°5, mélodie sur un poème de Christian L'Egru, plongeant directement l'auditeur dans un autre monde. En ces années-là, la voix de la chanteuse jouit d'une plénitude incomparable, toujours somptueusement projetée, et mord très naturellement le texte, aidée par un timbre d'une richesse que ceux qui ont eu la chance de l'entendre en salle garderont à jamais dans leur cœur. Une nouvelle fois, l'interprétation s'avérait d'une intelligence déconcertante, soutenue par le piano délicat et attentif de l'excellent accompagnateur que fut Erik Werba. Der Nußbaum Op.25 n°3 (Julius Mosen) est une évocation contemplative qui fera goûter la régularité d'un vibrato égal et la prodigieuse présence de l'artiste. Dans Das verlassene Mägdelein Op.64 n°2 (Eduard Mörike), Brigitte Fassbaender déroule la phrase musicale avec une maîtrise absolue, usant ensuite de la (depuis) légendaire opulence de son organe pour souligner par opposition le dépouillement d'un autre poème de Mörike : Er ist's Op.79 n°23.

Après ces quatre chants en guise de prélude, le Liederabend se poursuit avec Frauenliebe und Leben Op.42, cycle de huit mélodies sur des poèmes de Chamisso – en français : L'amour et la vie d'une femme. C'est avec une simplicité assez inattendue que la chanteuse aborde Seit ich ihn gesehen, rendant le sens du texte étonnement direct ; ici, le piano s'exprime entre recitativo et choral. Le vaillant Er, der Herrlichste von allen est servi par la prodigieuse homogénéité du timbre dans toute l'étendue de la voix ; il ne constitue cependant pas la plage la plus raffinée du disque (pour ce qui est de l'interprétation), mais la nature de la voix s'y révèle jusqu'à devenir quasiment préhensible. Une voix qui utilise tout ce que le théâtre lui a appris dans Ich kann's nicht fassen, nicht glauben, alors qu'elle préfèrera les pudiques demi-teintes à un lyrisme plus affirmé pour Du Ring an meinem Finger qui ne libèrera le sentiment et le son qu'en dernier recours. Au piano lumineux de Helft mir, ihr Schwestern succède la grande sensibilité des nuances que la diseuse amène dans Süßer Freund, du blickest, d'une fragile intimité. Ici, Fassbaender mène la dramaturgie du poème avec une maestria bien à elle. Après les tourbillons d’An meinem Herzen, an meiner Brust, dans lesquels elle libère tout le cuivre de l'aigu, la chanteuse peint le paysage du dernier Lied : Nun hast du mir den ersten Schmerz getan, déposant les affects sur un plateau, utilisant admirablement le velours de son grave et les innombrables couleurs de sa voix, jusqu'à faire frissonner l'auditeur. Le final au piano occupe presque toute la seconde moitié du Lied : voilà un trait personnel de l'écriture de Schumann (dont Mahler hériterait, sans parvenir toutefois à s'empêcher, de faire revenir la voix pour la toute fin, la plupart du temps) ; ici, elle a disparu, et le piano éteint peu à peu la lumière dans un appartement déserté.

On l'aura compris : le cycle ainsi chanté est saisissant d'émotion. Le lyrisme de Die Sennin, quatrième des Lieder Op.90 (Nikolaus Lenau) – et premier des trois donnés ici – en paraîtra presque anodin, de même la délicieuse miniature Kommen und Scheiden (n°3), tandis que Brigitte Fassbaender porte Der schwere Abend (n°6) jusqu'au tragique le plus nu, d'autant souligné par l'impossibilité de conclure de motif mélodique de l'accompagnement qui devient une sorte de récitatif tournant sur lui-même.

Mais le plus troublant restait encore à venir, ce jour-là, à Salzbourg. En effet, Fassbaender se lançait ensuite dans les Gedichte der Königin Maria Stuart Op.35… Son engagement dramatique, les qualités déjà dites de sa voix et de son art, un souffle inépuisable, une présence incomparable, font de ce moment la clé de voûte du récital. Dès l'Adieu à la France, on en oublie le chant (je veux dire tout l'artifice qui le construit et qui sait nous abuser). Nach der Geburt ihres Sohnes est plus théâtralisé, très contrastéAn die Königin Elisabeth où la narration s'emporte, tandis qu'Abschied von der Welt est un bijou d'interprétation taillé dans l'ivoire. Les deux artistes donneront un Gebet d'une expressivité à faire se dresser les cheveux sur la tête !

Après un tel sommet, Mit Myrten und Rosen Op.24 n°9, le premier des cinq Lieder sur les poèmes d’Heinrich Heine, paraîtra cruellement manquer d'élégance. Mais l'art est à nouveau au rendez-vous dès Mein Wagen rollet langsam Op.142 n°4 dans lequel Brigitte Fassbaender nous raconte des choses comme du bout des lèvres, avec un vrai sens du suspens, pour un résultat beau comme un désert. Es fiel ein Reif in der Frühlingsnacht Op.64 n°2 est dans la même veine : elle semble y distribuer le sens de chaque mot. À la vaillance stimulante et fraîche d’Ein Jüngling liebt ein Mädchen Op.48 n°11 succède le plus raffiné Aus alten MärchenOp.48 n°15.

Quatre bis à ce mémorable récital : les deux Zigeunerliedchen Op.79, dont la chanteuse profite en comédienne du caractère, offrant également une suavité et une souplesse étonnantes après plus d'une heure de concert. Dans l'enthousiasme du succès, Frühlingsnacht (extrait du Liederkreis) est moins heureux, mais Trennung Op.97 n°6 de Johannes Brahms vient superbement clore un généreux parcours dans un bel équilibre. Avec ce disque, la collection d'enrichit d'une référence incontournable dont le rendu sonore nous fait un peu croire que nous y étions !

BB