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Chroniques
Sándor Veress
pièces pour cordes
Il y a quelques mois, nous assistions à un après-midi hongrois que proposait l’Ensemble Des Équilibres [lire notre chronique du 23 janvier 2011]. Nous y entendions des pages signées Kodály et Dohnányi, ainsi que le Quatuor à cordes n°2 de Sándor Veress qui, trois semaines plus tard, fut enregistré en première à Budapest par les mêmes musiciens. Ainsi pouvons-nous aujourd’hui aborder un CD passionnant consacré à un compositeur encore trop rare dont nous nous évertuons d’entendre la musique ici et là [lire nos chroniques du 7 octobre et du 19 novembre 2011].
Assez naturellement, ce programme présente trois opus pour cordes, par ordre chronologique. Il commence donc par le Quatuor n°1 conçu par un jeune homme de vingt-quatre (1931) largement influencé par ses maîtres Bartók et Kodály qui ouvrit grandes ses oreilles lors d’une promenade ethnomusicologique en Moldavie. Son Rubato initial est ouvert et refermé par un appel plaintif du premier violon, dans un grand lyrisme. Sur une balance obstinée, une cantilène grave s’enchaîne, dont surgit bientôt une danse tendue qui virevolte d’inquiétude jusqu’en ses résolutions majeures, sans sérénité aucune. Une ritournelle nauséeuse contrarie le chant du violon, avec un je-ne-sais-quoi d’une vielle à roue, sur la caresse sombre de l’alto et la noire tendresse du violoncelle, avant le retour d’une nouvelle danse, cette fois fuguée, conclue dans une mélodie partagée d’accords. L’ultime thème du violoncelle laisse place à la réminiscence annoncée. Suit un Andante à la touffeur malsaine, sorte d’errance méditative rendue épuisante par un climat trop lourd où, à partir du même appel violonistique du premier mouvement, est dérivé un nouveau thème. La seconde partie de l’épisode oppose à l’élégie legato du violoncelle la sécheresse de pizz’ dépassionnés. L’entrelacs mélodique happe l’écoute dans un suspens presque tragique. Le Vivo conclusif impose un motif descendant fulgurant qui n’est pas sans rappeler les premières mesures du Quatuor Op.3 de Berg (1910) ; c’est pourtant bien plus tard que Veress regarderait vers les Viennois. De fait, ce mouvement fait se succéder une danse ancienne et une autre plus carrée, en canon, fort structurée, avec une joie communicative, superposant comme à l’infini une effervescence toute bartókienne. Tout le relief surgit d’accentuations d’inspiration populaire, dans une excitation un peu « follette ».
Six ans ont passés lorsqu’est créé le Quatuor n°2 qui, de Budapest à Paris, devient la carte de visite européenne de Sándor Veress. On retrouve dans l’Allegro introductif l’impératif de son aîné, dans une manière plus canalisée. La vivacité s’en fait précieuse, avec délicatesse de conception et d’interprétation fascinante. Outre le contrepoint savamment enchevêtré, on rencontre une certaine idée de la couleur. Une sorte de litanie vient à tourner, dans une fauve simplicité dont le relief se fait presque orchestral. De la relative désolation du centre du mouvement s’ensuit une troisième section en dislocation du dialogue qui se rapproche plus encore des Viennois. Les jeux se différentient dans un grand souffle nettement architecturé, complexe, et un riche déploiement de couleurs, qui ne déroge pas à ce frémissement grave qui caractérise la musique de Veress. Au fil d’une contemplation lasse, parfois suspendue dans sa propre mélancolie, l’Andante use d’ornements, de bourdon, d’ostinato, et bientôt la lumière entre dans une radicalisation en répons des gruppetti. La facture est subtile autant qu’irrésistiblement douloureux les moments lamentoso sur une pédale quasi récitative. Soudaine, la fugue est généreusement « vibrée ». Saluons les artistes pour cette interprétation de haute volée, assurément ! Course haletante, le Presto n’en est pas moins dûment calibré, affichant un aspect presque sériel dans les déclinaisons du motif. Là encore, l’accentuation est vigoureuse, créant dans la solide construction un bondissement permanent. De cette œuvre, un geste vaste, parfois sensuel, domine l’édifice par-delà ses épisodes pourtant largement respirés.
Avec le Trio pour violon, alto et violoncelle, nous abordons le « deuxième » Veress, pour ainsi dire ; celui de l’exil en Suisse qu’il vit depuis cinq ans. Nous sommes en 1954 (les premiers pas de Ligeti, de Kurtág…). L’héritage « national » se mêle à l’univers des dodécaphonistes. Mais plutôt que de voir une frontière précise à partir de 1949 entre une facture hongroise et cette influence, admettons que ladite influence ne demandait qu’à s’affirmer plus depuis déjà plusieurs opus. En tout cas, le lyrisme personnel de Veress est bien au rendez-vous de l’Andante, ainsi que les ritournelles de vielle, dans une franche souplesse de conception. Rythmique, l’Allegro molto est fébrile, faisant voyager des entrelacs nerveux sur des figures obstinées dans la tonicité de pizz’ et même d’une percussion réalisée sur la caisse du violoncelle.
C’est là, incontestablement, une gravure précieuse qui vient compléter deux volumes chambristes consacrés à Veress par le même label – Trio avec piano, Canti Ceremissi, Memento pour alto et contrebasse, etc. (HCD 32013) ; Mélodies sur les poèmes d’Attila József, Sonates pour violon et piano, etc. (HCD 32010) [lire notre critique du CD] – ainsi que l’enregistrement de l’œuvre pianistique par Jakub Tchorzewski [lire notre critique du CD].
BB