Chroniques

par nicolas munck

Salvatore Di Stefano
pièces pour piano

1 CD SMC Records (2013)
IMA 2013
Salvatore Di Stefano | pièces pour piano

Images d’autres univers, récemment paru chez SMC Records grâce au généreux soutien de trente-huit « net-mécènes » de la plateforme Ulule, est notre premier contact avec la musique du compositeur italien Salvatore Di Stefano. Au programme de ce récital pianistique, trois cycles écrits entre 1994 et 2011 (Iberia, Terra Madre et Cinq pièces) et introduits par les récents Appels d’alchimies lointaines (2013). L’organisation est intéressante : afin de bousculer un ordre chronologique qui pourrait laisser entendre un quelconque « progrès » (notion largement discutable), le compositeur fait le choix d’une remontée temporelle, concluant l’album par son Iberia (qui connaît d’illustres aînés) réalisé entre 1994 et 1999 – un bon moyen de retracer une trajectoire esthétique et compositionnelle.

Quelques mots sur ce créateur né en 1969 à Alessandria (Piémont italien). Diplômé du Politecnico de Turin (spécialité « physique »), Salvatore Di Stefano entame ses études musicales en écriture et composition auprès de Guido Donati et d’Alberto Colla. Aujourd’hui installé en région lyonnaise, il collabore régulièrement avec le CRR (Fourvière), des solistes de l’Orchestre national, et complète sa formation en analyse XXe-XXIe siècle et orchestration au CNSMD. Sa musique pour piano, au cœur de ces « images », fut déjà récompensée en 2011 par un Grand Prix de l’Ibla Foundation (New York). Pour mener à bien se projet, il s’est entouré de deux jeunes et brillants musiciens : Katherine Nikitine (ancienne étudiante du master d’interprétation au CNSMD de Lyon et auteure) et Marcello Parolini (pianiste et compositeur diplômé du Conservatoire de Milan et lauréats des concours de Strasa, Turin, Monza, Pavie, etc.).

Conformément à nos habitudes pour ce type d’exercice, misons d’abord sur une première écoute globale afin de percevoir la trame d’ensemble et les principaux enjeux convoqués. Comment caractériser cette musique ? Elle est, certes, bien écrite et révèle un bel artisanat, mais semble se construire essentiellement sur une suite de référents esthétiques hérités du premier XXe siècle. Subtilement entrecroisés s’y retrouvent Debussy, Bartók, Stravinsky, Scriabine et autres, dans une construction formelle clarifiée. Cependant, la nécessité du compositeur est encore difficile à cerner. Où se situe-t-elle ?

Comment démêler une forme de singularité dans un tissu dense de langages et formes du siècle dernier ? Que se cache-t-il derrière ce métier et ses emprunts multiples ? Selon le musicologue et critique musical Patrick Favre-Tissot (auteur de la notice discographique), c’est bien dans cette palette, dans cette juxtaposition de langages et dans cette forme d’anti-systématisme que se situent l’originalité et l’indépendance de Salvatore Di Stefano. Ce langage caméléon peut décontenancer, mais sa poésie est sûrement à chercher dans ces contours insaisissables.

Retenons essentiellement de ce parcours les Cinq pièces (2011) portées par Katherine Nikitine et le cycle Iberia (1994-1999) sous les doigts de Marcello Parolini. Entre « questionnements, souvenirs, voyages et rêves », le premier cycle présente une écriture pianistique contrastée entre impacts et résonnances, langage atonal et fortes polarités, inspirations debussystes et écriture rythmiques marquées par Bartók et Stravinsky. Prélude à une annonce de départ, dont la partie centrale est construite sur le célébrissime do-sol-la bémol-mi bémol des annonces SNCF, développe une série de variations bien maîtrisées exploitant habilement les contrastes de registres. Gageure ? Exercice de style propre aux classes d’écriture et d’accompagnement ? Une fois encore nous ne pouvons empêcher la question tout en reconnaissant de réelles qualités. À ces paramètres mélodiques, harmoniques et rythmiques s’ajoute une construction formelle claire et bien articulée, souvent développée dans un discours continu. Virtuose (sans gratuité), le langage de Di Stefano l’est sans aucun doute. Il fait en outre apprécier les qualités interprétatives et techniques de la pianiste dont le jeu lui convient parfaitement. Nous regrettons toutefois une prise de son pas toujours optimale qui donne un peu de sècheresse et de dureté à l’ensemble. C’est dommage, d’autant qu’elle va parfois à l’encontre de l’intention musicale.

« L’éloignement entre les pays et les hommes enrichit notre imaginaire, et peut donner lieu à des créations de mondes énigmatiques. » C’est en ces termes que le compositeur présente Iberia, constitué de dix épisodes enchaînés en un seul et même mouvement. Si le fantôme des grands aînés du début du XXe siècle flottent toujours au-dessus de sa musique, Salvatore Di Stefano puise également dans les ressources d’un folklore hispanique imaginaire dont il semble retenir quelques éléments épars, fugaces et gestes instrumentaux flamenco subtilement fondus dans une écriture pianistique toujours parfaitement maîtrisée. Danse, passion, mort et reflets sont donc les étapes d’un cycle semblant étrangement familier, défini par le musicologue Patrick Favre-Tissot comme une « mémoire du future ». Marcello Parolini en assure la continuité par une belle intelligence musicale.

Un tel CD soulève décidément bien des questions. À l’heure où notre oreille se familiarise aux musiques de la saturation et du plugin électronique, cette proposition musicale surprend. Est-elle pour autant passéiste ? La nécessité d’un compositeur ne peut-elle pas naître du terreau fertile que représentent les grands maîtres ? Dans quelles mesures ? La frontière est souvent mince entre ces deux acceptions et il est impossible de faire preuve de systématisme. Le mieux reste donc de se confronter à l’expérience de l’écoute et à la découverte de ce compositeur.

NM