Chroniques

par françois-xavier ajavon

Samuel Barber
Vanessa

2 CD Naxos (2003)
8.669140-41

Le problème des œuvres incontournables, c'est qu'elles prennent souvent toute la place, et on sait à quel point dans la musique classique l'arbre est susceptible de cacher la forêt… L'Adagio pour cordes de Barber, ultra-connu, pose précisément ce problème dans le catalogue du compositeur américain : à force de jouer et parfois de sur-jouer cette pièce plaisante et pathétique, on en oublie que Barber a composé tous azimuts durant sa longue carrière : de nombreuses songs, de la musique concertante, de la musique pour piano, et même trois opéras dont Vanessa (dont le projet fut amorcé dès 1952 et concrétisé sur scène six ans plus tard).

L'opéra dont Naxos nous propose une nouvelle version discographique a cette originalité toute particulière, et presque unique dans l'histoire de la musique : le livret n'a pas été rédigé par un librettiste mais par un musicien, Gian Carlo Menotti, lui-même grand compositeur d'opéra et ami intime de Barber. Deux compositeurs ont donc tenu les rênes de ce vaste spectacle américain de deux heures, commandé par le Metropolitan Opera au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, à la psychologie subtile et aux complexes problématiques humaines. Il ne fallait sûrement pas moins de ces deux grands talents conjugués pour donner corps à l'intrigue : Vanessa, femme mûre, entre deux âges, telle une baroque Pénélope que le livret situe en 1905 dans un pays qui pourrait parfaitement être l'Angleterre, attend le retour de son fantasme de jeunesse : le bel Anatole, dans le souvenir duquel elle vit depuis des années. Mais ce dernier est mort, et il s'avère que c'est junior qui arrive dans la maison de famille cossue un jour de tempête et s'amourache d'Erika, la nièce de Vanessa. Le cœur du jeune Anatole balance inévitablement entre les deux femmes. Il choisira finalement Vanessa, avec qui il ira s'installer à Paris, laissant la touchante et inexpérimentée Erika reprendre le rôle symbolique de sa tante dans le manoir abandonné, attendant le retour de son amant d'un soir. Le tout dans une ambiance d'Europe un peu décadente fin-de-siècle, avec des baronnes libérales, des médecins de famille émotifs, des majordomes, des directeurs de conscience, et des chants d'église. De nombreux thèmes qui affleureront encore dans l'univers de Barber traversent Vanessa : la nostalgie, le conflit des générations symbolisé en conflit de prétendantes amoureuses, le sacrifice de soi, le cycle de la vie, l'amour physique et son dépassement dans l'amour de soi et des autres.

C'est à Maria Callas que Samuel Barber songeait en écrivant l’ouvrage. Mais la diva refusa finalement le rôle de cette fascinante femme mûre, craignant l'ombre que pouvait lui faire le personnage de mezzo de la jeune Erika. C'est Samuel Barber lui-même qui joua et chanta son premier opéra aux managers du Met, de sa belle voix de baryton, afin que la distribution soit décidée. Barber donne une dimension à la fois très classique à la structure de son opéra (les récitatifs et les airs s'enchaînent de manière très académique), mais aussi une dimension très lyrique et romantique à la musique elle-même, qui atteint des accents parfaitement déchirants notamment dans la scène finale de l'Acte III, où les deux femmes se séparent et Erika perd l'homme qu'elle aime, mais aussi dans l'air d'Erika Must the winter come so soon ? du premier acte qui rattache bien cet opéra à une tradition musicale américaine, celle de Copland et même de Bernstein, ne rejetant pas l'émotion au magasin des accessoires ; une tradition qu'il avait déjà illustré dans la même veine musicale par ce qui est vraisemblablement son chef-d'œuvre vocal Knoxville : Summer of 1915.

Il était audacieux de la part de Naxos d'enregistrer une nouvelle version du Vanessa de Barber, sachant que RCA propose un enregistrement (actuellement indisponible) de cet opéra avec le cast de la création sous la direction de Dimitri Mitropoulos, et derechef avec une prise de son stéréo de 1958. Version de référence donc. Cependant en 1978 le Met décida de remettre Vanessa à l'affiche et Barber en révisa la partition (réorganisant des sections, coupant ici et là, équilibrant le tout). C'est cette version révisée que Gil Rose a décidé d'enregistrer à la tête de l’Orchestre Symphonique National d’Ukraine. Voilà donc un argument en faveur du projet. La direction de Gil Rose est fidèle à l'esprit de cette musique américaine vivante et lyrique, jouée par un orchestre qui semble en comprendre toutes les inflexions subtiles. La prise de son, en revanche, ne rend pas justice à la cohérence de l'ensemble, l'équilibre n'est pas toujours rendu entre la voix des chanteurs et l'orchestre ; et il manque une vraie spatialisation convaincante du son. La norme SACD aurait vraisemblablement obligé l'équipe technique ukrainienne à plus de rigueur.

L'équipe vocale américaine s'en sort bien, notamment par une vraie implication dans le projet, même si Ray Bauwens tire notablement son épingle du jeu en jeune homme séducteur ambigu et manipulateur, par sa belle voix de ténor clair et un peu haute qui lui permet de chanter régulièrement l'Évangéliste de la Passion de Saint-Jean. La soprano Andrea Matthews s'en sort honorablement dans le rôle d'Erika (qui est bien le premier rôle de ce drame), même si c'est une indéniable erreur que d'avoir confié à une soprano ce rôle à la fois torturé, naïf et adolescent de mezzo. Ellen Chickering en Vanessa, séduisante trentenaire réalisant son délirant rêve de jeune fille avec le fils de l'homme de sa vie, réalise une prestation convaincante et parfois touchante.

Fidèle à sa formule, Naxos propose un livret un peu famélique qui permet de retrouver une petite présentation de l'œuvre en anglais et en allemand, ainsi que le livret intégral en version originale. En conclusion, l'investissement s'impose, même si l'on peut regretter que la récente interprétation de l'ouvrage – à l'Opéra de Monte-Carlo (en février 2001) sous la direction de Lawrence Foster, avec Dame Kiri Te Kanawa dans le rôle-titre – n'ait pas donné lieu à une trace discographique ou vidéographique.

FXA