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Chroniques
Sergeï Prokofiev
Война и мир | La Guerre et la Paix
Sergeï Prokofiev commence en 1941 l'écriture de son opéra La Guerre et la Paix, d'après le roman de Leonid Tolstoï. Par une ironie de l'Histoire, voilà bientôt les troupes allemandes aux portes de Moscou, alors que le compositeur met en musique la Campagne napoléonienne et la résistance du peuple qui va s'en suivre. En avril 1942, une première version de onze scènes, sous forme d'une partition pour piano, est disponible avant que ne soit achevée celle pour orchestre (1943). Jusque dans les dernières années de sa vie, sans toutefois toucher au principal, Prokofiev peaufine l'œuvre dans ses détails. Mais il n'aura pas la chance de la voir jouer en entier : des premières représentations concertantes de 1944 à celles amputées de scènes de 1955, c'est n'est que le 15 décembre 1959 – soit six ans après sa mort – que le Théâtre Bolchoï crée à Moscou l'opéra en entier.
L'œuvre se divise en deux parties distinctes, respectivement de sept et six scènes chacune. La première partie (La Paix) nous présente la vie aristocratique de l'époque. Nous sommes en 1809, et à l'occasion d'un bal, le prince Andrei Bolkonski rencontre l'amour en la personne de Natacha Rostova. Mais le vieux prince Bolkonski voit d'un mauvais œil cette liaison qui perdure : il cherche à empêcher le mariage avec une simple comtesse en envoyant son fils à l'étranger. Les mois passent. Fatiguée d'attendre, Natacha se laisse prendre au jeu du Prince Anatole, séducteur notoire qu'elle rencontre à une soirée des époux Bezoukhov. Elle décide bientôt de s'enfuir avec lui. Mais sa famille, mise au courant, parvient à faire échouer le projet. Piotr Bezoukhov, ami d'Andrei, attendri par Natacha, demande à cette dernière de ne rien regretter puisque Anatole est déjà marié... Le temps de l'insouciance est terminé d'autant que l'on apprend l'arrivée de l'envahisseur français.
Après la courte épigraphe d'un chœur chantant son courage et sa confiance patriotiques, la deuxième partie (La Guerre) débute en 1812, avant la bataille de Borodino. L'armée russe s'organise d'un côté, Napoléon et ses troupes de l'autre. Lors d'un Conseil de guerre, le maréchal Koutouzov conseille le repli et l'abandon de Moscou à l'ennemi. Les Moscovites se sauvent alors, mais en laissant derrière eux la ville en flammes. Quelques incendiaires et Piotr Bezoukhov, qui préparait un attentat contre Napoléon, sont arrêtés. Mais ils sont finalement délivrés par des paysans et Bezoukhov apprendra la mort du prince Andrei (dans les bras de Natacha) ainsi que la renaissance de Moscou. La Russie est définitivement libérée et le peuple fête sa victoire.
L’ouvrage regorge de rôles – près d'une soixantaine, en costume d'époque ! Parfaitement distribuée, Olga Gouriakova (Natacha Rostova) a une fraicheur de toute jeune fille et l'on s’étonne d'une voix avec autant d'espace. Nathan Gunn (le Prince Andrei, nuancé, sensible) subjugue par ses aigus cuivrés et sa présence scénique. Rober Brubaker (Comte Piotr Bezoukhov) est le type même du ténor fiable – excellent ici, comme dansLe Nain de Zemlinsky, dans la Khovantchina, autres productions de l'Opéra de Paris). Elena Zaremba (Comtesse Hélène Bezoukhova) construit un personnage crédible, à la frivolité cynique. Elena Obraztsova prête son jeu, sa voix poitrinée et un grand métier à la protectrice Maria Akhrosimova. Leonid Zimnenko compose un Prince Bolkonski déroutant. Vladimir Matorine (le cocher Balaga) est une vraie belle basse qui rend attachant et crédible un personnage pourtant sauvage. Enfin, il revient à Vassili Gerello, à la voix claire, d'incarner le méchant de l'H/histoire, celui que Freud nommait « le petit forcené » : Napoléon Bonaparte.
Seule véritable déception du côté des personnages principaux, citons Stefan Margita (Prince Anatole Kouraguine), vaillant mais pas toujours sur la note et aux intervalles approximatifs, ainsi que Anatoli Kotcherga (Maréchal Koutouzov) qui cabotine avec un chant truqué et fait de la scène du conseil de guerre en particulier un calvaire pour le spectateur. Dommage également que l'orchestre ait parfois des baisses de régime, un manque d'élégance qui tranche avec l'ensemble – Gary Bertini au pupitre.
Sensible et intelligente, la mise en scène de Francesca Zambello sublime ces grandes voix par une réelle direction d'acteur. Les relations entre les personnages sont prises en compte ; on se touche, on s'écoute... Du coup, certaines scènes prennent encore plus de relief : celle pleine d'esprit en compagnie des trois domestiques, celle de non-dit entre Natacha et la sœur d'Andrei, le passage chez les Tziganes ou l'épisode du peloton d'exécution, angoissant au possible. C'est une grande réussite que l'on s'attache aux personnages dès le début. Le décor dépouillé de la première partie, tout en verticalité et aux tons neutres, symbolise une certaine pérennité des codes sociaux – alors que chez Helena, qui cultive « des sentiments à la française, la mode à la française », on s'entoure de miroirs vaniteux et de sofas grenat. La scène de bal, à la chorégraphie très esthétique, est une fête de l'ordre et des conventions. Durant la guerre, c'est l'horizontalité des camps militaires et des plaines de débâcle qui prime, avec l'amoncellement de corps, canons, drapeaux propre au genre épique. Évoquer pour finir l'immense rideau de fond, ciel changeant de couleur en fonction des événements est prétexte à rappeler combien la lumière a été soignée pour ce spectacle. L'idée de Zambello de faire descendre la scène pour l'Incendie de Moscou est belle, efficace et a produit un effet très impressionnant dans la salle, dont malheureusement la réalisation n'a pas su rendre compte. Ce sera notre seule réserve à la proposition de François Roussillon qui a fait par ailleurs un excellent travail filmique.
LB