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Chroniques
Sergeï Prokofiev
Игрок | Le joueur
Comme beaucoup d'autres ouvrages lyriques, Le Joueur aurait pu nous arriver sous une forme bien différente. Tout d'abord, prédisant la disparition de l'opéra que l'époque disait moribond, Diaghilev conseille à Sergeï Prokofiev de participer plutôt à l'essor du ballet et de renoncer à ce qui deviendra un ouvrage en quatre actes et six scènes – second des huit qu'il écrivit, de Maddalena (1911) à Semion Kotko (1939). Heureusement, parce qu'il est porteur d'émotions fortes, le compositeur tient au langage presque entièrement dialogué du roman de Dostoïevski (paru en 1867) et s'attelle à la partition de la fin 1915 au début 1916. Celle-ci jugée trop difficile par les chanteurs, on annule carrément la représentation de l'ouvrage prévue au Théâtre Mariinski.
Prokofiev retravaille l'ensemble plus de dix ans plus tard, en 1927 ; il supprime « ce qui était du remplissage couvert par d'horribles accords », glisse à la place un matériau proche des parties qui lui semblent réussies et tente de rendre la vocalité plus chantante. La nouvelle version est créée en langue française au Théâtre Royal de la Monnaie (Bruxelles), le 29 avril 1929 – la naissance d'une version scénique dans son pays d'origine devant attendre 1974.
« Tout à fait soucieux du côté scénique de l'opéra, écrit le musicien, je me suis efforcé d'éviter si possible aux chanteurs des phrases toutes faites et vides, dans le but de leur laisser toute liberté dans leur figuration dramatique. C'est pour la même raison que l'orchestration sera transparente, pour que chaque mot soit compréhensible, objectif auquel il fallait avant tout souscrire au vu du texte incomparable de Dostoïevski. »
Réalisée en 1966 par Youri Bogatirenko – avec Gennady Rozhdestvensky à la baguette –, cette version cinématographique, raccourcie d'un bon quart, nous plonge dans la faune avide qui peuple la ville imaginaire de Roulettenburg, laquelle évolue autour d'Alexeï, premier domestique dans l'histoire de l'opéra russe à devenir le héros d'une tragédie. Chanté avec nuance et éclat par W. Machov, incarné par l'acteur W. Babjatinskii, le personnage s'avère des plus crédibles, comme nombre d'autres, tel le Général qui fustige le goût du jeune précepteur pour le jeu mais s'endette auprès d'un Marquis douteux, s'entiche d'une demi-mondaine et attend d'hériter d'une riche tante bien vivante – Baboulenka féroce mais sans méchanceté.
Si l'on exclue des aigus qui saturent facilement et des sous-titres d'une rare fantaisie, on prendra plaisir à cette étude de mœurs, dynamisée par des scènes de roulette pleine de tension et une distribution vocale exemplaire.
LB