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Chroniques
Sergeï Prokofiev
Любовь к трём апельсинам | L’amour des trois oranges
Premier opéra réalisé par Sergeï Prokofiev, L'Amour des trois oranges (Lioubov k triom apielsinam) couronne la septième tentative du compositeur pour s'imposer dans ce domaine. C'est à l'occasion de son départ d'URSS et d'un contrat passé avec Chicago que l'ouvrage en quatre actes et dix tableaux peut voir le jour, le 30 décembre 1921, au Lyric Opera. L'argument vient d'une pièce éponyme de Carlo Gozzi parue en 1761, dont s'inspire un livret de Vsevolod Meyerhold, Vladimir Soloviov et Constantin Vogak. Le compositeur commence par travailler sur une traduction française de Véra Janacopoulos, mais en gardant en tête le rythme de cette langue natale qu'on retrouve à l'arrivée. Le succès étant au rendez-vous, l'œuvre rencontre bientôt les publics de New York (1922), de Cologne (1925), de Berlin, (1926), puis de Leningrad (1927) avant sa renaissance – Milan (1947) et Monte-Carlo (1952) – et la disparition du créateur, en 1953.
L'abordant comme « une pièce folle, un conte à la tonalité plutôt noire qui émerge directement de l'enfance », Philippe Calvario fait naître un tourbillon de fantaisie devant le public aixois. L'ouvrage s'ouvrant sur une querelle entre partisans de la comédie et ceux de la tragédie, la distance s'amorce avec le naturalisme et le metteur en scène peut s'amuser avec des références diverses, toujours en accord avec le ton commedia dell'arte de l'ensemble : les décors tournants aux guirlandes lumineuses nous ramènent à l'univers forain, le jeu des poursuites lumineuses à celui du cirque, les costumes au carnaval tandis que le personnage de Tchélio semble un samouraï et le rat de Ninetta un hommage au Peau d'Ane de Demy. Dans cette ambiance volontiers queer où la Cuisinière manque paradoxalement de féminité, on est content de voir un prince dont la mélancolie et la quête initiatique sont prises au sérieux.
« De nos jours, ajoute également Calvario, c'est la musique qui paraît bien plus audacieuse que le livret. Indéniablement, c'est Prokofiev qui l'emporte. » Et il en sort effectivement gagnant, avec Tugan Sokhiev qui guide le Mahler Chamber Orchestra avec précision, relief et couleur, pimentant parfois sa lecture, mais sans aucune esbroufe ; le duel aux cartes, en particulier, s'avère très expressif, à la limite de d'angoisse.
Malgré quelques voix approximatives (Pantalone, Linette) ou un peu ternes (Le Maître de Cérémonie, Tchélio), on est bluffé par la qualité et la puissance de certains interprètes : Ekaterina Shimanovitch en Fata Morgana, Iouri Vorobien en Cuisinière ou Alexander Guerasimov en Farfarello. De façon plus détaillée, Alexeï Tonovitski (Roi de Trèfle) séduit par sa couleur et son phrasé élégant, Andreï Iliouchnikov (Prince) par son aisance de ténor corsé dans le grave, Kirill Duschechkin (Trouffaldino) par sa diction très articulée et son ampleur, Natalia Ievstafieva (Nicoletta) par un chant au grave charnu et une crédibilité dramatique, Julia Smorodina (Ninetta) par sa souplesse et sa fraîcheur prometteuses, enfin Eduard Tsanga (Leandro) par une émission ferme, une pâte vocale très nourrie et une présence presque trop sympathique pour le traître qu'il incarne. L'Europa Chorakademie se révèle fiable.
SM