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Chroniques
Sergueï Liapounov
intégrale des œuvres symphoniques
Il y a un peu moins de dix ans, je vous présentais le fort bel enregistrement de la Symphonie en si bémol mineur Op.66 n°2 de Sergueï Liapounov par Evgueni Svetlanov à la tête de l’Orchestre Philharmonique de Radio France [lire notre critique du CD]. Grâce aux redécouvertes proposées par le label russe Μелодия (Melodia) et sa vaste collection consacrée au fonds Svetlanov – noter les précieuses galettes Balakirev, Borodine, Liadov, Medtner, Rimski-Korsakov et Scriabine, parues à ce jour –, nous retrouvons le grand chef dans une intégrale (en trois disques) des œuvres symphoniques du compositeur.
En 1883, Liapounov a vingt-quatre ans. Il fut l’élève du Moscovite Vassili Villoing à Nijni-Novgorod avant de rejoindre la classe de Sergueï Taneïev dans la capitale russe. Sur le conseil de Rimski-Korsakov, il réécrira en 1892 une page au grand ton qu’il avait signé dès 1883. Cette Ballade en ut # mineur Op.2 qu’il créera au printemps 1898 se révèle d’une facture rigoureuse sans exclure des développements assez tendres, plutôt plaisants. De cette époque date également l’Ouverture solennelle en ut mineur sur des thèmes russes Op.7 que l’auteur révise en 1986. Nous l’entendons dans une lecture inspirée et soignée que traverse une effervescence miraculeusement entretenue de bout en bout, avec ferveur et ce rien de pompe qu’on appelle « solennelle », précisément. Noter quelques brumes sournoises qui fleurent leur Moussorgski, à la fin.
De 1887 date la Symphonie en si mineur Op.12 n°1, dédiée à l’ami Mili Balakirev, qui s’inscrit parfaitement dans la « charte » du Groupe des Cinq (Balakirev, Borodine, Cui, Moussorgski, Rimski-Korsakov). De 1965 à 2000, Evgueni Svetlanov fut le « patron » de l’Orchestre symphonique d'État de l'URSS (rebaptisé Orchestre symphonique de la fédération de Russie après l’effondrement du bloc communiste), et c’est avec « son » instrument qu’il enregistrait l’œuvre en 1979, onze ans avant l’opus 2. Une couleur orthodoxe ancienne habite la profondeur des cordes graves qui ouvrent l’Andantino, avec son exergue de cuivres très dessinée. La lecture du mouvement se poursuit dans un contraste généreux que hantent la fermeté tchaïkovskienne et les sinuosités de Rimski-Korsakov, via des bois précieux. Élégie consolatrice, l’Andante sostenuto s’accomplit dans un lyrisme exubérant dont le chef laisse percevoir chaque menu détail d’écriture. Déjà la caresse des cordes côtoie – dans l’inflexion mélodique, les timbres et le grand souffle, non dans l’harmonie – la façon d’un Mahler (d’un an le cadet de Liapounov), ce qu’à sa manière ne manque pas de souligner le subtil mahlérien que fut Svetlanov. Si une certaine mouvance orientaliste croise ici le souvenir wagnérien, c’est nettement dans celui du ballet de Tchaïkovski que s’identifie le Scherzo interprété dans une grâce confondante de fraîcheur, de souplesse et de nuance, y compris dans ses parties plus introspectives. De la vigueur un peu fruste des cordes du Finale naissent ensuite de délicats miroitements mélodiques, malheureusement neutralisés par l’appui trop brutal sur le grave et la percussion, dans les derniers moments.
Passons le siècle avec le poème symphonique Żelazowa Wola Op.37 à la mémoire de Chopin de 1909 conçu pour le centenaire du musicien polonais. Après un début gentiment pastoral le décor est délicieusement esquissé jusqu’à l’accueil de deux chansons polonaises, ici jouées dans une lumière feutrée. La tension dramatique monte en guise de « pont » entre élégie et danse villageoise, non sans un côté « polovstiennes » par moments, où surgit la rassérénante Berceuse de Chopin. Quelle douceur, sous cette baguette ! Autre poème symphonique, né en 1913, celui-ci, Haschich Op.53 inspiré par les vers d’Arseni Golenichtchev-Koutouzov. D’emblée le merveilleux domine le mariage des timbres. Le thème d’abord âpre est alors gagné par l’onction étrange de la clarinette. Mais plutôt que de développer comme l’on s’y attend, Liapounov s’est, volontairement ou pas, tourné vers la modernité en fragmentant mystérieusement le récit musical. Nous sommes dans un rêve, dit le « programme », avec de nombreux événements dont n’est pas des moindres la fantasia centrale. Cette exécution s’avère d’un sain raffinement.
Dernière œuvre d’envergure de Liapounov, la Symphonie en si bémol mineur Op.66 n°2 fut écrite en Russie en 1917, le compositeur décidant cinq années plus tard de quitter définitivement le nouveau régime. Il s’était attelé à cette page dès 1910, mais le décès de Balakirev vint l’en sortir ; il décida de se consacrer à la rédaction d’un essai sur son maître et complice dont il dirigea également la publication de la correspondance avec les « grands » du monde musical russe. Bien d’autres circonstances rendront difficile la reprise du projet de la Deuxième. Bref : elle est achevé en 1917 pour être finalement créée en 1950 par Mravinski – Liapounov est décédé à Paris le 8 novembre 1924.
Ce live de 1969 possède un élan incroyable ! Le dessin en est toujours soigné dans l’intrigue des entrelacs qui n’est pas sans rappeler Scriabine. Malheureusement, les moyens techniques rendent malaisément compte des innombrable qualités, les cordes paraissant trop puissantes, les cuivres à la limite de la saturation, etc. Pour le coup, on préfèrera donc la version Radio France de Naïve citée en référence.
Dans un louable souci d’exhaustivité, le deuxième CD présente la Polonaise en ré majeur Op.16 (1902) que joue l’Orchestre du Théâtre Bolchoï sous la direction d’Alguis Jouraïtis. Cet enregistrement de 1969 n’est vraiment pas à la hauteur du reste, avec cet orchestre moyen et un chef dont la prestation est résumableà quelques élans sentimentaux, sans plus. La présence ne vient cependant pas ternir le produit dans sa globalité que vivement je vous recommande.
AB