Recherche
Chroniques
Sergueï Prokofiev
Suite scythe Op.20 – Alexandre Nevski Op.78
En 1938, Eisenstein achevait son film épique sur le héros Alexandre Nievski qui allait plutôt bien servir l'idéologie régnante. Grand cinéaste soviétique, ne connaissant pas encore la disgrâce déprimante qui allait le frapper quelques années plus tard, il fait appel à Prokofiev, qui, de même que son contemporain Chostakovitch, oscillerait sans trêve entre la tolérance de Staline à son égard, le vilain jeu de chat sadique de Jdanov, ou leurs interdictions à tous les deux, pour écrire la musique du film. Un an après, soucieux que cette page connaisse une diffusion au concert, il la remanie sous forme de cantate.
On n'aura que l'embarras du choix si l'on cherche à entendre la production discographique de cette œuvre, tant elle a su intéresser les chefs. On trouvera ainsi la version de jeunesse de Claudio Abbado (avec Lieutenant Kijé) chez DG d'un classicisme plus proche de la première symphonie et du Fils Prodigue, celle de Kurt Masur spectaculairement religieuse, si l'on peut dire, Kirill Kondrachine s'avouant plus directement opératique, les passages parodiques s'apparentant irrésistiblement à l'Amour des trois oranges. Il y a quelques années Iouri Temirkanov grava chez BMG sa version avec l'Orchestre Philharmonique de St. Pétersbourg, la plus apte sans doute à accompagner le film, avec sa scène des glaces qui se brisent qu'aucune autre n'a reconstituée.
Aujourd'hui,Valery Gergiev et l'Orchestre du Théâtre Mariinski en proposent une lecture fabuleusement spirituelle, ne se perdant jamais dans l'anecdote cinématographique ni dans la pompe complaisamment soviétisante, mais plaçant la partition à un très haut degré de conscience religieuse et de réflexion sur l'héroïsme et le destin russe. Certains pourront y déceler une sorte de naïveté : c'est précisément cela qui est grand, l'absence de distance, l'acceptation de ces pages sans se poser la question de leur contexte et de leur réception. C'est Olga Borodina qui chante la litanie du Champ des morts au combat dans une impressionnante dignité, sans jamais céder à un pathos patriotique. De fait, la prière nous atteint d'autant plus sûrement. On hésitera donc entre deux versions, au final : celle-ci, et celle de Neme Jaarvi.
Ce disque s'ouvre sur la Suite Scythe Op.20 composée une vingtaine d'années plus tôt. Le ton en est diamétralement différent, et l'on retrouve une certaine violence, voire sauvagerie auxquelles Gergiev a pu nous habituer au concert (on se souvient d'un incroyable Sacre du Printemps au Théâtre du Châtelet il y a deux ans, par exemple). Aussi étrange que cela puisse paraître, la seule version contenant une telle force est celle prise sur le vif avec le New York Philharmonique dirigé par Pierre Boulez à la fin des années soixante. De l'art d'approcher un résultat similaire par des procédés opposés...
Un très bel enregistrement qui pourra faire écho au DVD dans lequel Gergiev interprète l'Op.20 et Stravinsky, au concert donné en la Basilique Saint-Denis lors du Festival il y a cinq ans, dans la même distribution, et bien sûr à la version de référence que le chef russe signait en 1999 de la musique d'un autre film d'Eisenstein, Ivan le Terrible, paru sous le même label.
BB