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Chroniques
Sergueï Prokofiev
Ivan le Terrible
L’histoire du film de Sergueï Eisenstein est arpentée d’enthousiasme, d’obstacles, de révolte intérieure et d’entraves politiques, d’espoir, d’attentes, de déceptions et de censure, enfin de trop nombreuses frustrations pour qu’il soit légitime de considérer Ivan le Terrible (Иван Грозный, 1944) comme ce chef-d’œuvre dont rêvait le réalisateur russe. Après sa collaboration avec Edmund Meisel pour Le cuirassé Potemkine (Броненосец Потёмкин, 1925 – partition complétée par Dmitri Chostakovitch), compositeur qu’il retrouve pour Octobre deux ans plus tard (Октябрь, 1927), le cinéaste soviético-letton confie à Alexeï Archangelsky sa Romance sentimentale (court métrage français, 1929), puis à Aram Khatchatourian son Que Viva Mexico inachevé (Да здравствует мексика!, 1932-1979) [lire notre chronique du 8 décembre 2005], enfin Le Pré de Béjine (Бежин луг, 1936) au très prolifique Gavriil Popov. Quant à Sergueï Prokofiev, il fait une première fois appel au musicien un an après son retour fêté au bercail stalinien, pour le spectaculaire Alexandre Nevski (Александр Невский, 1938).
Où en est alors Prokofiev dans sa carrière de compositeur pour le septième art ? Elle ne compte alors que Lieutenant Kijé (Alexandre Faintzimmer, Подпоручик Киже, 1933) [lire notre critique du CD] et La dame de pique (Mikhaïl Romm, Пиковая дама, 1936 – projet avorté). Quatre ans s’écoulent après cette première expérience Eisenstein-Prokofiev, durant lesquels sont produites les partitions accompagnant le Lermontov de Gendelstein (Лермонтов, 1941), Tonya d’Abram Room (Тоня, 1942), Kotovski de Faintzimmer (Котовский, 1942), et Jeunes partisans d’Igor Savtchenko (Юные партизаны, 1943). Pourquoi l’artiste n’écrirait-il plus jamais pour le cinéma après Ivan Le Terrible ? Plusieurs attaques cardiaques minent sa santé, mais surtout, les autorités officielles l’accusant de formalisme cosmopolite, plus aucune commande ne lui sera faite en ce domaine.
Prokofiev lui-même a tiré de son Lieutenant Kijé une suite symphonique (Op.60bis, 1934) et une cantate de son Alexandre Nevski (Op.78bis, 1939) [lire notre critique du CD]. Aussi, cinq ans après sa disparition et par-delà sa conviction que l’exécution au concert n’en était pas possible, vu le caractère hétérogène de l’œuvre, le chef d’orchestre Abram Stassevitch décidait de tisser un vaste oratorio pour alto, basse, récitant, chœur d’enfants, chœur et orchestre, Ivan le Terrible Op.116, qu’il créa en mars 1961.
On se souvient d’une soirée mémorable qui, sous la battue de Valery Gergiev, associait les deux opus eisensteiniens ; les voix alors réunies étaient celles d’Olga Borodina et d’Ildar Abdrazakov [lire notre chronique du 14 décembre 2005]. Ce sont précisément ces deux chanteurs que l’on retrouve dans ce nouvel enregistrement, effectué en janvier 2013 en live à la Philharmonie brandebourgeoise. Sous la battue de Tugan Sokhiev, on admire la fascinante fluidité des cordes de l’Ouverture et l’éclat idéal des cuivres, bientôt érigée en leitmotiv impérial, plus ou moins modifié selon événements relatés (Je suis le Tsar, Chœur des canonniers, Sur les os ennemis, Chœur des opritchniki, Finale). Loin de tout effet de masse, c’est plutôt dans la ciselure que l’épopée se loge, avec une fine clarté, à la fois précise et inspirée. Le dessin de la Marche du jeune Ivan se fait sournois, dans une parenté que le chef ossète souligne stravinskienne. L’inflexion solennelle de l’Océan n’est jamais excessive, laissant percevoir chaque détail de l’écriture.
Les pupitres du Deutsches Sinfoniorchester Berlin servent d’un soin jaloux une œuvre à facettes. Ainsi du carillon délicat de Beaucoup d’années (plage n°6), savoureusement éteint, des fifres orientaux des Tartares (n°10), de la splendide aurore orchestrale au centre d’À Kazan (n°12), de la virulente description des complots de l’empoisonneuse (Euphrosyne et Anastasia, n°14), du boisé violoncellique des Opritchniki (n°17) et de la sinistre sinuosité réservé à la police secrète. C’est dans le sage héritage de Temirkanov qu’on situera la lecture de Tugan Sokhiev qui, sans le trop appuyer, ne néglige pas le spectacle – volée de cloches de la plage n°4, brio de l’annonce des fêtes du couronnement par les trompettes de Loué soit Dieu (n°5), ballet du Fou [qui donne envie de revoir le film de Pavel Lounguine (Царь, 2009)] et son inquiétude tout à la fois nerveuse, grotesque et tout « motoriste » (n°7), la noirceur du charnier (n°9), mais encore la ferveur guerrière (n°11) et la scansion menaçante, méphitique même, de l’armée avançant sur la cité asiate (n°12), sans oublier la berceuse à rêve empoisonneur, proprement shakespearienne (n°15), ni le retour triomphant, presque indigeste, du thème initial pour un final de modèle Grande Porte de Kiev mâtiné de ponctuation harpistiques qu’on pourrait presque dire « hollywoodiennes ».
Les Rundfunkchor Berlin et Staats- und Domchor Berlin livrent une prestation parfaitement vaillante, non dépourvue de raffinement (Loué soit Dieu, n°5), voire de recueillement (Le cygne, n°8, à l’onctuosité irrésistible), et parfois même d’émotion (élévation chorale monosyllabique progressive, très prenante, d’Ivan supplie les boyards, n°13). À ce titre, Ivan sur la tombe d’Anastasia (n°16), du bout des lèvres, est une réussite absolue. D’un impact vocal écrasant, Ildar Abdrazakov se garde d’appuyer sa chanson comme celle d’un ivrogne sympathique ; du coup, son Fiodor Basmanov fait froid dans le dos (n°18) – l’Histoire nous dit qu’il fut le grand patron redoutée de l’Okhranka, favori d’Ivan IV dont il aurait été l’amant, chuchote la légende. Un velours indicible caractérise le phrasé d’Olga Borodina, dans l’enveloppante mélopée de l’Océan (n°3 et n°6) comme dans la suavité vitriolée de la berceuse (n°15).
Par-delà la Danse des opritchniki qui convainc moins – trop polie, au fond, sans ces frénésie dévastatrice et ardente sauvagerie d’autres versions –, la présente gravure offre bien des satisfactions. Aussi n’évitez-pas l’œil sombre de Nikolaï Tcherkassov dans son aura sépia !
BB