Recherche
Chroniques
Sergueï Rachmaninov – Piotr Tchaïkovski
pièces pour piano
Naturellement, on aura tendance à privilégier l'enregistrement de concert à celui effectué en studio. Il n'est pas le lieu de discuter ici des question de présence, de prise de risque, de concentration ou de climat inhérent à la durée d'un récital, mais lorsque ces caractéristiques se trouvent magnifiées tant par la qualité musicale que par la fiabilité technique de la captation, on ne peut qu'en féliciter les maîtres d'œuvre.
Ainsi, à la fin de novembre 2004, Katia Skanavi donnait-elle à Marseille les Études-Tableaux de Sergueï Rachmaninov, introduites par quatre délicieuses miniatures, l'équipe Lyrinx se chargeant d'une précieuse mise en boîte de cette soirée. Les délicates brumes de la Barcarolle Op.10 nous invitent idéalement dans un monde tout d'intériorité. C'est toujours avec le même plaisir que l'on constate à quel point l'artiste s'empare d'une pièce, réalisant cette rencontre moins évidente qu'il n'y paraît entre trois identités, soit les univers du compositeur, la sensibilité de l'interprète et l'attention de l'auditeur. Katia Skanavi se garde de laisser les rouleaux compresseurs d'une certaine standardisation aplatir son jeu : avec cette Barcarolle, dont pour autant elle n'explicite jamais les mystères, elle nous raconte quelque chose ; libre à chacun de bien vouloir qu'on lui parle. Extraite des Saisons de Piotr Tchaïkovski, Juin, autre barcarolle, vient ensuite nous charmer de sa fausse simplicité. C'est en fait une lecture d'une discrète profondeur que nous livre la pianiste russe. À tel point qu'il aurait peut-être été souhaitable d'isoler les plages 1 et 2, puis 2 et 3, de quelques secondes supplémentaires de silence, pour mieux isoler l'exquise fragilité de cette page. L'exposition du thème trouve ici une tendre rondeur de sonorité, contrastant avec l'éclat savamment dosé dont se pare l'extrapolation centrale. Une salutaire absence d'affectation laisse finalement la reprise de la mélodie ravir l'oreille vers l'émotion, soulignant à peine les moires annonciatrices d'un relatif impressionnisme des Études-Tableaux dans la Coda. Avril, tiré du même recueil, alanguit à peine une expressivité voilée, sans faire de drame, laissant aux chatoyants Lilas le soin d'imposer cette couleur particulière du piano de Rachmaninov à la suite du récital.
Contrairement à ce que l'on entend souvent, Katia Skanavi semble peu soucieuse de rendre compte de l'héritage lisztien de cette musique. Certes, la virtuosité se déploie dès la première Étude-Tableau, mais sans oublier de placer Rachmaninov dans son temps, de sorte que dès la seconde page de cet Opus 39, nous croisons Szymanowski, Curlionis, et bien sûr Debussy. Aussi son interprétation s'ingéniera-t-elle à rendre évidente cette passionnante alternance du recueil entre les Études d'exécution transcendante de l'un et les Images de l'autre, rebondissant sur l'éclat des opus américains, ceux-là mêmes dont les eaux croisent parfois le chien d'un Gershwin, vers ces lointains cousins des Poèmes de Scriabine que sont certains floutés d'un raffinement inouï. Dans l'Étude en si mineur n°4, on admirera avec quel talent l'artiste marie ces deux tendances, colorant la suivante d'un lyrisme débridé, laissant imaginer l'orientalisme de Rimski-Korsakov soudain traversé par les excès les plus fougueux de Moussorgski, dans un dessin régulier dont la précision opère comme le meilleur Granados. Dans Le chaperon rouge et le loup, Liadov et Liszt se rencontrent, ce dernier laissant libre cours à Rachmaninov d'extrapoler à partir de traits caractéristiques une Marche funèbre – en ut mineur n°7 – qui avance vers les Concerti, et dont Katia Skanavi révèle plus sensiblement encore la spiritualité – celle des Harmonies poétiques et religieuses, indéniablement. Après le prélude-récitatif, elle en énonce la lente déambulation dans une parfaite économie de moyens, laissant peu à peu grandir une orchestration qu'elle sait choisir et maîtriser dans le développement. Quand aux volées de cloches, les voilà qui rappellent les étés russes de Debussy, en gardant une rondeur de son étonnante. Avec Juin de Tchaïkovski, les huit minutes de cette Septième Étude-Tableau constituent un des plus grands moments de ce disque.
Après le romantisme exacerbé des deux dernières Études, Katia Skanavi prenait congé dans le climat feutré qui avait ouvert son concert : la Berceuse Op.72 de Tchaïkovski adaptée par Rachmaninov emporte nos endormissements vers des rêves sinueux.
BB