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Chroniques
Sergueï Rachmaninov
Скупой рыцарь | Le chevalier avare
En 1830, Pouchkine écrit plusieurs drames brefs, dont ce Chevalier ladre qui devait fournir un livret à Rachmaninov en 1903. Si le titre français de l'opéra est souvent Le chevalier avare, on préfèrera l'adjectif ladre dont la violence s'accorde mieux au propos de l'ouvrage, et qui offre l'avantage d'aucune connotation comique ; car il ne s'agit bien sûr pas du tout d'une comédie, loin s'en faut ! C'est l'analyse d'un vice présenté comme une dérive érotique qu'incarne le Baron, rendu insensible à sa propre progéniture à laquelle il préfère l'or qu'il accumule à l'aune des souffrances d'autrui, pour son plus grand plaisir. Si Pouchkine a prévu un monologue effrayant à ce propos, le compositeur a su, par la musique, lui donner une vie si révoltante que l'auditeur en arrive à souhaiter le dénouement qui survient effectivement : c'est là un rare exemple de dénouement heureux par la mort, comme venue du ciel, ce qui fait de l'argument un conte moral plus qu'une intrigue opératique.
Rédigé entre l'été 1903 et février de l'année suivante, Le chevalier ladre est créé au Théâtre Bolshoï le 24 janvier 1906 ; si Rachmaninov avait écrit tout spécialement le grand monologue de la Deuxième scène à l'attention de Fédor Chaliapine, ce ne fut pourtant pas la grande basse du moment qui créa le rôle. Valery Polianski, à la tête de l'Orchestre Symphonique National de Russie, donne tout leur relief aux motifs énigmatiques, à la fois inquiets et sensuels, du sombre Prélude, plutôt développé pour une représentation d'une telle brièveté. Quasiment sans contraste, il peint une sorte de lac désolé avec une grande retenue, tout en maintenant une tension permanente qui avance vers le drame qui point déjà sur la transition de la Première scène. La voix claire et légère à l'aigu très directionnel de Vsevolod Grivnov convient plutôt bien au personnage d'Albert, le fils du monomaniaque ; il présente un chant toujours nuancé. Sa rencontre avec l'usurier juif lui permet d'user d'un chant à caractère plus héroïque. Borislav Moltchanov est un prêteur sinueux à souhait, vaillant et expressif, risquant des choses très fines en voix mixte, pour une construction tout à fait convaincante du personnage cyniquement dessiné par le livret. La grande scène centrale nous fait entendre Mihkaïl Guzhov dans ce long monologue. Si la voix n'a pas l'air très grande au début, c'est pour mieux déployer ses effets par la suite. L'aigu n'est pas toujours très stable, mais sa prestation reste satisfaisante dans l'ensemble. Là, l'écriture de Rachmaninov dépeint parfaitement le décor, et entre dans les passions insignes du Baron dont le chef souligne intelligemment la noirceur d'âme. La sensualité de l'orchestre amène peu à peu une véritable jouissance sadique du personnage, jusqu'au délire de pouvoir dont la clé de voûte dérisoire est la résonance du gong de Boris Godounov après l'insensé « Ia Csarstvouillou ! ». Introduite par un brillant et alerte retour au monde, la dernière scène révèlera le timbre avantageusement cuivré de Andreï Baturkin en Duc, la tension dramatique montant peu à peu au fil de l'exposition de la requête d'Albert, puis du noir filet de mensonges de l'indigne Baron qui se trouve finalement puni par une sorte de mort magique, comme si la malédiction proférée par lui contre son fils à la fin de la scène précédente s'était retournée contre lui. Polianski affirme le bonheur de cette mort par la tonicité sereine qu'il fait retrouver à son orchestre en fin d'œuvre.
Voici donc un enregistrement qui permettra une bonne approche du Chevalier ladre.
BB