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Chroniques
Stéphane Leteuré
Camille Saint-Saëns, le compositeur globe-trotter (1857-1921)
Agrégé d’histoire et géographie ainsi que docteur en musicologie, Stéphane Leteuré a consacré plus d’un travail au créateur d’Hélène [lire notre critique du CD], le plus marquant étant sans doute Camille Saint-Saëns et le politique de 1870 à 1921 (Vrin, 2014). Aujourd’hui, il s’intéresse aux nombreuses pérégrinations d’un artiste connu pour son goût de l’ailleurs, avec pour objectif de réfléchir à de nombreux sujets (nationalisme, colonialisme, altérité, etc.) et d’apporter du sens à la signature géographique de ce globe-trotter – lequel, pour citer un caricaturiste inconnu, « a fait à piano le tour du monde ».
De 1857 à sa mort, plus de soixante ans plus tard, Saint-Saëns (1835-1921) convertit le déplacement en un véritable style de vie, profitant des avancées de son siècle dans ce domaine – densification du réseau ferroviaire, avènement des croisières transatlantiques, percement des canaux de Suez et de Panama, etc. Sans même parler des soixante-deux villes françaises qui ont l’honneur de l’accueillir, on compte à son palmarès cent soixante-dix-neuf voyages effectués dans vingt-sept pays. Souffrant de phtisie congénitale, l’artiste donne d’abord à ses pérégrinations un but médical et tout personnel. Logiquement, les pays du Sud (Algérie, Canaries, etc.) deviennent ses premières destinations, sources de bien-être autant que de connaissance (instruments antiques, etc.).
La fréquentation assidue de l’Égypte en voie d’occidentalisation fait prendre conscience de deux choses à l’orientaliste autoproclamé : les effets d’uniformisation d’une mondialisation en cours et le rôle stratégique que peut jouer un artiste sur une terre en butte aux rivalités européennes, militaires autant qu’artistiques (Italie, Allemagne, Royaume-Uni). En Amérique latine où il se rend à trois reprises (Argentine, Uruguay, Brésil), Saint-Saëns, face aux coteries germanophiles et au métissage afro-amérindien, est clairement un « agent de la pénétration culturelle française ».
Peu à peu, l’homme est moins salué pour son art que pour les liens qu’il incarne entre deux nations. De son côté, il offre à ses hôtes des œuvres de circonstances motivées par un souci de carrière – Africa (1891), Marche du couronnement d’Édouard VII (1902), Partido Colorado (1916), etc. Opportuniste, autocentré et raciste, il demeure dans le fantasme d’un Orient archaïque (dépravation, despotisme, etc.) qui nourrit seulement la rêverie sonore. Sans surprise, sa Suite algérienne (1880) participe à la propagande colonialiste, « antidote au déclin craint et supposé de la France ». Du pays qu’il chante, devenu colonie militaire, seul le chagrine la destruction de bâtis pittoresques, alors qu’un tiers de sa population a disparu, en seulement un demi-siècle.
D’autres pages de ce volume passionnent encore, telles celles qui évoquent les relations devenues difficiles avec l’Allemagne de Liszt et de Wagner – étape essentielle du pianiste et compositeur jusqu’à la veille de 1914 –, un projet de détourner vers Fontainebleau des étudiants américains autrefois friands de Berlin, ainsi que la vision d’un Nouveau Monde palliant au déclin de l’école française que Saint-Saëns soutient en fervent patriote – Hymne à Jeanne d’Arc (1920), Cinq mélodies sur des poèmes de Ronsard (1921).
LB