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Chroniques
Stefano Gervasoni
Least Bee – Eyeing – In nomine R – Godspell – Dal belvedere di non ritorno
La manière de Stefano Gervasoni (né en 1962) est délicate, mais encore ludique, exploratrice de sonorités raffinées, d’alliages inédits, voire de silences audacieux : autant de jeux qui imposent à sa facture un hors-normes tout personnel, seul maître des structures, loin de préoccupations trop accessoirement formelles. Encore pourra-t-on dire de sa musique qu’elle revêt une italianità séductrice, dans le soin jaloux des matériaux, dans l’attention précise de ses atouts et médiums, dans une minutie qui parfois lui confère une sorte de « baroquisme contemporain », si l’on ose dire – pour n’être guère joli et cependant pas péjoratif, bien sûr, ce terme semble le plus proche d’un certain sentiment qui survient à l’approche des cinq pièces présentées sur ce disque.
En 1993, empruntant un vers au poète Vittorio Sereni (1913-1983), déjà utilisé cinq ans plus tôt (Quattro Voci, création à Berlin en février 1989, par Micromégas), Gervasoni compose Dal belvedere di non ritorno pour ensemble (flûte et flûte en sol, clarinette, cor, percussions, piano, violon et violoncelle), qui sera créé l’année suivante à Paris par Dominique Mi et son Ensemble FA, dans le cadre du festival Présences. Après un départ en quasi-déflagration s’inversent des escaliers ligétiens où les timbres, finement travaillées, déposent une comptine ombrée dans l’énergie des percussions-claviers, déconstruisant bientôt l’architecture initiale. Contre toute attente, elle ressurgit cependant, pour s’éteindre en une longue résonnance.
Revisiter son An / Quasi una serenata con la complicità di Schubert (pour flûte alto, clarinette et trio à cordes) de 1989 (création à Milan en novembre 1990, par Recherche) conduisit Stefano Gervasoni vers des déformations, restructurations et autres triturations qui donnèrent naissance à Eyeing pour ensemble (flûte en sol, clarinette en si bémol, trombone, violon, alto, violoncelle et contrebasse à cinq cordes), achevé en 2000, créé la même année à Présences, toujours par Mark Foster à la tête de Plural. Cette prise de distance face à une œuvre ancienne se traduit par une spatialisation « naturelle » qui place un groupe de dix instrumentistes face au chef et isole (le plus éloigné possible) la contrebasse à sa droite et le trombone à gauche. Comme dans la pièce précédente, le départ est explosif, aussitôt suivi par des harmoniques, des souffles, des glissandi et des trilles qui colorent d’une encre un rien japonisante Eyeing (la flûte n’y est certes pas pour rien). La trame instrumentale s’affirme en rebonds furtifs où le geste s’amplifie, succinctement ponctué par des éruptions espacées (réduites assez rapidement à un appel récurent de clarinette). Une amorce de cantilène vite contournée, comme une réminiscence involontaire, amène une conclusion concise.
2001 voit la naissance d’In nomine R pour huit instruments (flûte, cor anglais, clarinette, percussions, piano et trio à cordes), créé par Recherche au Festival d’Automne à Paris quelques mois plus tard. Cet opus fait partie de plusieurs remaniements commandés à quarante compositeurs en jetant un regard vers la Renaissance. « In Nomine fut, aux XVIe et XVIIe siècles, le nom d’un genre instrumental basé sur le chant grégorien Gloria tibi Trinitaset sur un extrait de la messe homonyme écrite vers 1520 par John Taverner (1490-1545, organiste et compositeur anglais) », précise Grazia Giacco dans la notice du CD. Comme les précédentes, cette page s’ouvre sur un éclat, laissant découvrir de fluides déambulations dont de menues modifications altèrent discrètement les répétitions jusqu’à former un cycle d’ostinati brièvement contrarié par quelques incises. Un rugissement soudain détermine progressivement la clarification du flux dans la fébrilité, de la respiration comme du geste. C’est dans frottements et trilles que s’éteint In nomine R.
Durant une résidence génoise en avril 2000, Stefano Gervasoni rencontre l’écrivain nord-américain Philip Levine qui pour lui écrirait cinq poèmes interrogeant l’idée de progrès d’une façon plutôt pessimiste. Au printemps 2002 l'ensemble Cikada créé Godspell pour mezzo-soprano, flûte, clarinette, percussion, piano (célesta) et quintette à cordes, au festival Tage für Neue Kammermusik de Witten. Ici, le musicien s’écarte des commotions introductives au profit d’un énoncé hésitant de la voix, suivi d’un lyrisme presque « ancien » qu’accentue la langue anglaise. À The west wind succède Home for the holiday regorgeant de « petits sons » périphériques que pimente un « jazzisme » alla Berberian. L’effervescence instrumentale de Gospel, le mouvement central, soutient un quasi parlando, autrement dit sprechgesang. Growing season réalise une heureuse synthèse entre les trois caractères précédemment traversés, non sans une théâtralité avouée – et Sonia Turchetta s’y entend bien. Pour finir, Brooklyn morning renoue avec l’égrenage du premier Lied.
Après une première version achevée en 1992, Least Bee subit une révision créée à Bruxelles onze ans plus tard… par Divertimento sous la battue de son fondateur, le compositeur Sandro Gorli, avec le soprano Margherita Chiminelli [lire notre chronique du 2 novembre 2003] : les interprètes de la présente gravure. Il s’agit également d’un cycle de cinq poèmes empruntant à la culture étatsunienne – en l’occurrence Emily Dickinson. Sans doute est-ce, parmi le bouquet édité ici, l’œuvre la plus représentative de l’exploration gervasonienne du miracle sonore : on y croise une inspiration de l’infiniment petit portée vers le grand souffle, faisant siennes les façons d’un Lachenmann, diversement partagées avec Pesson, mais encore intégrant l’héritage vocal de Berio, si important pour de nombreux compositeurs des deux générations qui le suivirent. Et à poursuivre la taquinerie comparative, peut-être verra-t-on de ces simplicités diablement cultivées des pièces de Rihm de la fin des années soixante-dix, de ces hésitations répétées de la voix chères à Georges Aperghis (ici déchargées du spasme de l’angoisse). La voix erre sur une scansion instrumentale fragmentée, avant que flûte et clarinette la relaient, la brouillent, dans une lilliputienne caresse de cordes. Un ostinato s’affirme dans le deuxième chant, tandis que le troisième est en partie confié à la voix seule, en un geste ondulatoire jusqu’en ses ornements ; pour finir, un discret relais des flûtes amène un nuage « bruiteux » des cordes, en vrombissement, sur lequel se déposent tenues vocales et souffles. Après les savants escamotages du quatrième, le dernier mouvement se souvient de l’ostinato du II, cette fois fermement dessiné par le piano. Toujours l’œuvre se tisse intimement dans le poème.
Dans quelques semaines, l’Opéra Comique (3 et 4 décembre) donnera Limbus-Limbo, opéra buffa en sept scènes créé le 22 septembre dernier à Strasbourg (Musica) : tout en livrant une autre facette de Stefano Gervasoni, ce disque Stradivarius permettra au public parisien de se préparer aux représentations.
BB