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Chroniques
Stefano Gervasoni
Prato prima presente – Gramigna – Nube obbediente
Dans la seconde quinzaine de janvier 2020, l’un des studios des Officine Meccaniche de Milan accueillait les musiciens de l’ensemble Divertimento pour enregistrer trois opus de Stefano Gervasoni, sous la direction de Sandro Gorli. Sur les jours qui suivaient, l’Italie enregistra ses premiers cas de SARS-CoV-2 à l’aéroport de Milan, considérés comme éléments déclencheurs de la maladie dans la péninsule, bien que la présence du virus ait été observée dès la mi-décembre 2019 dans les eaux usées des capitales lombarde et piémontaise, données que les autorités sanitaires estimèrent négligeables. Cela n’empêcha pas les équipes footballistiques espagnole de Valence et italienne de Bergame de se rencontrer pour le match du 19 février, occasion idéale de contamination pour des dizaines de milliers de supporters, à l’œuvre six jours plus tard lorsqu’il adviendrait à la Juventus de Turin de disputer la partie avec l’Olympique Lyonnais in loco. On connaît la suite… Bergame et sa province furent violemment touchées, pour ne pas dire fauchées par la pandémie, Bergame où le compositeur naquit en 1962, compositeur qui, en la Chiesa San Marco de Milan, livrait au printemps 2022 un office des ténèbres… [lire notre chronique de De Tenieblas]
Ainsi pourra-t-on regarder cet objet sonore comme l’heureux témoin d’un monde encore innocent de cette catastrophe dont l’homme est responsable, via sa rage de développement économique, d’accumulation de biens (tous plus inutiles les uns que les autres, dans la plupart des cas), au détriment d’un équilibre écologique à l’échelle planétaire dont on n’ose plus même rêver ; ainsi du virus A(H1N1) qui s’était développé dans les abattoirs étatsuniens en 1918 et gagna bientôt l’Europe, grâce à la Grande Guerre (voyage des contingents militaires nord-américains), sous le nom de grippe espagnole dont les victimes s’ajoutèrent à l’ignoble boucherie du conflit mondial. À partir de 2009, le musicien lombard infiltre sa créativité des questions environnementales, cultivant dès lors un nouveau jardin artistique. À l’instar du Pré [lire notre critique du CD] ou encore de Muro di canti [lire notre critique du CD ainsi que notre entretien en amont de la création], ses Aster Lieder, Masques et Berg, Prato prima presente [lire notre chronique du 12 janvier 2013], Nube obbediente et Gramigna s’inscrivent dans cette veine qui interroge l’épuisement des sols, le recul de la biodiversité, la production de déchets par la surconsommation énergétique, le réchauffement climatique, le flux migratoire, etc. « Ma façon de les décliner en musique »,précise Gervasoni (notice du disque),« se joue dans les techniques de construction : forme discontinue, assemblage, superposition, temporalités multiples, styles démultipliés, masque et transparence, émergence et mise en abîme, diversité et homogénéité, perception polyphonique et homophonique, chaîne et trame, citation et autocitation, intégration et aliénation… ».
L’aventure de cette galette en triptyque commence par Prato prima presente (2009) pour huit instruments (flûte, hautbois, clarinette, percussion, piano, violon, alto et violoncelle), que Gorli et Divertimento créèrent le 13 juin 2009, à Monza. L’œuvre recycle des éléments puisés dans des pages antérieures, comme les compositeurs souvent le font mais aussi comme une société le pratique lorsqu’elle souhaite générer le moins possible de pollution et autres désagréments environnementaux. « Le titre, que l’on peut traduire par Le pré d’avant, se réfère aux prairies sauvages », propose le musicologue François-Xavier Féron dans le texte fort touffu par lequel il accompagne cette publication discographique, usant plus loin du terme tuilage pour décrire le procédé par lequel le compositeur réemploie ici plusieurs matériaux du Quatuor à cordes n°2, du Pré et de Masques et Berg – on se souvient de la Suite préliminaire qui, elle aussi, puisait dans Le Pré [lire notre critique du CD]. Les vingt minutes requises pour l’exécution de Prato prima presente articulent des figures redondantes par des froissements, des brisures, des tombées de silence ou des résonances errantes que conclut un son rêche, volontairement sec.
De 2009 à 2015, Stefano Gervasoni construit un cycle de neuf pièces (Premonizione, Cammino, Nella tempesta, Ricordo ossessivo, Tranquillo, Pas perdu, Gioia mal trattenuta, Corsa-rincorsa etCoda inconchiusa) dont la version complète verra le jour sous la battue de Filip Rathé au pupitre de l’ensemble Spectra ; c’était à Gand, le 29 janvier 2016, et le soliste était Luigi Gaggero. Car il y a une partie soliste : Gramigna est conçu pour cymbalum et ensemble (les mêmes huit instruments énoncés plus haut). On y « parle de l’importance de ce qui est d’habitude négligé ou négligeable – pauvre, en un mot – et de l’éventualité de construire la richesse sur ce qui est considéré comme déchet… », poursuit le compositeur (même source). Gramigna, c’est le chiendent, bête noire des jardiniers ! Outre des références à Prato prima presente, au Pré ou encore Album di figurine doppie [lire notre critique du CD], les mouvements tissent entre eux un jeu de correspondances ainsi qu’avec une pièce plus ancienne, Epicadenza pour percussion, double trio et cymbalum, que Gaggero fit naître le 7 décembre 2004, à Genève. « L’ultime mouvement ne recourt, en revanche, à aucune pratique de ce type, comme si le compositeur voulait clôturer son cycle en tournant définitivement la page du recyclage vertueux qui l’occupa pendant plusieurs années », conclut Féron. La brièveté des séquences, l’ultra-tonicité de chaque geste et le raffinement du traitement timbrique comme du mode d’édification fascinent, dans cette interprétation dont la partie solistique est tenue par Aleksandra Dzenisenia.
Initialement imaginée comme un duo de théâtre destiné à des jeunes gens, Nube obbediente pour trombone, percussion et ensemble (flûte, clarinette, basson, cor, percussion, harpe, piano, violon, alto, violoncelle et contrebasse) évoque, selon Gervasoni [lire nos chroniques de Least bee, Rigirio, Tornasole, Concerto pour alto, Limbus-Limbo, Dal belvedere di non ritorno et Poesie francesi], « la prétention humaine d’adapter la météo au gré de ses loisirs et de son exploitation illimitée des ressources de la planète ». La partition est parsemée de retour sur Le Pré. Pour Féron, « Gervasoni a déployé des méthodes de multiplication et prolifération des matériaux comparables aux techniques botaniques de marcottage, bouturage, germination ou greffe ». D’où, sans doute, la féconde vitalité de ce nuage obéissant, subtilement servi par Corrado Colliard (trombone), Elio Marchesini (percussion) et Sandro Gorli (toujours)à la tête de Divertimento.
BB