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Chroniques
Tōru Takemitsu
Écrits
Analysant le profil d’essayiste de Tōru Takemitsu (1930-1996), dans l’avant-propos de l’ouvrage paru chez Symétrie en mars 2018, Nicolas Donin écrit : « son art de la métaphore, ancré dans la perception, réticent à la généralisation théorique, résonne aujourd’hui avec force, de même que sa capacité à passer du manifeste esthétique au récit littéraire, de l’analyse musicale au portrait, de l’aphorisme au développement argumenté. » À l’aise avec les mots, le compositeur japonais l’est à l’évidence, si l’on considère les cinq tomes (d’environ quatre cents pages chacun) qu’imprime la maison Shinchōsha après sa mort. La cinquantaine de textes extraits de cette quasi-intégrale japonaise, et traduits par Véronique Brindeau et Wataru Miyakawa, vise à la variété thématique et chronologique, pour peindre au mieux leur auteur.
Tout d’abord, retraçons l’apprentissage de Takemitsu, dont nous trouvons surtout des éléments dans l’introduction, puis dans la première des huit parties du recueil intitulée Retours sur soi – laquelle inaugure aussi une longue série de comparaisons entre Orient et Occident. Après avoir vécu en Mandchourie jusqu’à l’âge de huit ans (« j’ai un souvenir très vague des disques que mon père aimait, des morceaux de vieux jazz »), le futur créateur de Rain Spell [lire notre chronique du 28 mars 2018], (re)découvre le Japon avec dégoût, car à l’école primaire où l’instituteur accompagne les élèves au piano, on reçoit des mauvaises notes si l’on chante faux. Passé du collège à un centre de dépôts d’aliments de l’armée de terre durant la Seconde Guerre mondiale, il doit brayer des chants militaires. Ipso facto, la douceur de la chanson Parlez-moi d’amour, puis l’opus FWV 21 de César Franck le marquent à jamais – plus tard, son lien avec la France passerait par ses confrères Messiaen, Éloy et Fano, les écrivains Bachelard, Blanchot ou Ponge. Au terme du conflit, dans un contexte chaotique, le Tokyoïte travaille comme garçon de salle dans un camp américain tout en apprenant la musique occidentale (« L’après-guerre avait vu déferler une quantité insoupçonnée de musiques, et les bruits ambiants avaient envahi le quotidien comme jamais auparavant »). Il étudie le piano (« je jouais beaucoup du Debussy et du Fauré ») et la composition en autodidacte – si l’on excepte des discussions sur l’esthétique avec Yasuji Kiyose (1900-1981), en 1848 (« le premier à me parler d’une œuvre de Hayasaka »). Cette année-là, hésitant toujours sur une carrière artistique, il réalise que composer équipolle donner un sens au « fleuve des sons » qui traverse le monde. Devenu assistant de Fumio Hayasaka (1914-1955), célèbre pour ses collaborations avec Mizoguchi et Kurosawa, Takemitsu commence à travailler pour le cinéma (1956). Au début des années soixante, il redécouvre sa propre tradition culturelle (concert de gagaku, marionnettes du bunraku, etc.) tout en se passionnant pour le travail de John Cage. Au cours de cette décennie, il autofinance la première publication de ses textes (1964), tandis que le New York Philharmonic lui commande November Steps (1967). L’œuvre lui assure une renommée mondiale.
Dans les pages regroupées sous le titre Regards sur autrui, on découvre un musicien soucieux de célébrer, à travers nombre d’incontournables, la littérature (Kōbō Abe, Emily Dickinson, Kenzaburō Ōe, Shuntarō Tanikawa), la peinture (Sam Francis, Jasper Johns, Paul Klee, Joan Miró, Kagaku Murakami, Odilon Redon, Shūzō Takiguchi), et bien sûr la musique (Boulez, Cage, Chopin, Feldman, Hayasaka, Kiyose, Messiaen, Nono, Ozawa, George Russell). Parmi ceux qui, comme lui, vouent leur existence à l’art sonore, Berio, Rattle, Xenakis et, une fois encore, l’éternel rieur Cage, s’entretinrent avec Takemitsu entre 1986 et 1992.
Le reste de l’ouvrage consiste en commentaires variés sur l’art et la nature (Manifeste du bégaiement, Musique de film, Hommes et arbres, etc.), en quelques écrits littéraires parus en revue – signalons notre attrait pour La lune d’os ou La lune de miel (1973), dédié à sa femme, qui mêle fossile de trachodon, dissection et crémation –, mais aussi en entretiens et notices d’œuvres. Grâce à ces dernières, près d’une centaine reliant Relief statique (1955) à Spectral Canticle (1995), nous quittons le livre avec l’essence d’un héritage encore à méditer, à l’instar de cette pensée féconde : « ce que nous devons chercher aujourd’hui, n’est-ce pas l’altérité plutôt que l’identité ? » (1994). Comme pour le volume d’écrits de Szymanowski [lire notre critique de l’ouvrage], Symétrie se distingue en misant sur un travail de fond digne d’éloges.
LB