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Chroniques
Tedi Papavrami
Fugue pour un violon seul
Si vous aviez grandi à Tirana durant les années soixante-dix, dans une Albanie communiste qui s’avère le dernier régime officiellement stalinien en Europe après 1956, vous auriez croisé peu de voitures (elles sont considérées comme une propriété privée), mais plutôt des camions chinois, des side-cars soviétiques (imitation allemande), des motos datant de l’occupation italienne, des vélos vietnamiens, un vieux chariot tiré par un cheval osseux, une ancêtre revenue des montagnes avec un coq sous le bras (la viande est rare dans la capitale) et des refuges anti-bombes ; vous auriez adoré l’élégant Enver Hoxha, Premier Secrétaire et Guide suprême qui illumine chaque journal télévisé ; vous auriez lu des bandes dessinées à la gloire des martyrs de la guerre nationale-libératrice connue ailleurs sous le nom de Deuxième Guerre mondiale ; vous auriez attendu les cadeaux du « père du nouvel an », au soir du 31 décembre, sans oser fredonner Douce nuit en dehors de chez vous ; vous auriez regardé comme un trésor un chewing-gum à la fraise ou un sachet de bain moussant ramené de l’étranger ; vous auriez été jalousé d’habiter une maison avec jardin et insulté dans la rue…
C’est cette enfance qu’a connue Tedi Papavrami, cadre de son éducation musicale avec un ancien élève de son père violoniste – alors relégué à plusieurs heures de route de sa famille –, puis avec ce dernier lorsqu’il rentre d’exil (apprentissage de la méthode Radionov) ou encore chez un vieux professeur. Sans grande motivation, mais sans imaginer renoncer, il répète sur un petit violon jaune clinquant made in Czechoslovakia, et participe à une tournée au Kosovo durant laquelle il découvre la télévision en couleur, les fruits exotiques et le Coca-Cola. Il a onze ans quand une bourse obtenue en France vient bouleverser son destin d’enfant-star épuisé par des concerts ; et c’est en sachant jouer Bach, Gaci, Lalo, Paganini, Tartini, Vitali et Wieniawski qu’il est présenté à Pierre Amoyal, son nouveau professeur qui l’oblige à revoir ses bases.
La seconde partie de ce récit d’initiation qui mêle avec sagacité vie politique et intime fait revivre la solitude du jeune Albanais confié aux mauvais soins de fonctionnaires d’ambassade, ses efforts pour progresser dans sa discipline comme dans la maîtrise du français (depuis lors, le musicien traduit Ismail Kadaré) et ses doutes – car comment trancher, notamment, la question des heures de travail quotidien ? L’adolescence n’est jamais facile à vivre, mais pour un artiste en formation loin de ses racines, sur lequel compte des parents qui ont pris le risque de « passer à l’Ouest », les choses se compliquent encore. Pourtant, à force de patience et d’humilité, Papavrami parvient à une reconnaissance internationale et, surtout, à cette harmonie intérieure tant attendue. « Il me faudra dix-sept ans, précise-t-il, pour que mon expression et ma technique se connectent enfin parfaitement ».
LB