Dossier

entretien réalisé par anne rodet
paris – mars 2012

Thierry Escaich
improviser, enseigner, composer

le compositeur français Thierry Escaich photographié par Claire Delamarche
© claire delamarche

Avec cent numéros d’opus à son actif, Thierry Escaich (né en 1965) est un compositeur français des plus féconds. Organiste, improvisateur, professeur, c’est un musicien complet dont l’œuvre est à la fois complexe par sa conception et expressive à l’écoute. Pour l’Opéra national de Lyon, il prépare actuellement un ouvrage lyrique sur un livret signé Robert Badinter, inspiré du Claude Gueux de Victor Hugo.

Quand avez-vous commencé à composer ?

Je ne suis pas issu d’une famille de musiciens, mais je me souviens d’avoir éprouvé le désir de composer, de fabriquer, de créer avec les sons, dès l’âge de deux ou trois ans. J’ai ensuite commencé sérieusement l’accordéon à l’âge de cinq ans. Quand je parle de l’accordéon, j’entends par là l’instrument populaire, musette et tango : je suis de l’école Verchuren, j’ai connu Marcel Azzola et j’ai travaillé avec lui. Je ne ferai jamais de variété, au sens « commercial » du terme, mais je n’hésite pas à quitter de temps en temps, sans en faire un système, l’univers de la musique dite savante pour aller vers la chanson ou la musique populaire. Par exemple, j’ai composé des chansons pour Jean Guidoni qu’on a pu entendre par exemple au Petit Palais, dans le cadre de la série de Radio France D’une rive à l’autre, avec le Quatuor Voce et moi-même au piano. Aujourd’hui, je reviens à l’accordéon avec Richard Galliano par le biais de duos avec orgue. Les timbres de l’orgue et de l’accordéon se mêlent mieux, selon moi, que ceux de l’orgue et de la trompette, et permettent des combinaisons très séduisantes.

L’orgue, votre instrument favori !

C’est vrai, je me suis mis très tôt à improviser sur l’orgue de l’église où allaient mes parents, et aujourd’hui je suis cotitulaire avec Vincent Warnier, depuis 1996, de l’orgue de l’Église Saint-Étienne-du-Mont, près du Panthéon (Paris). Un orgue qui a été marqué par la présence de Maurice Duruflé. J’ai toujours eu le désir de jouer en public et je continue à éprouver autant de plaisir à interpréter mes propres compositions à l’orgue ou au piano. À l’orgue, j’interprète aussi des œuvres d’autres musiciens. Beaucoup de compositeurs étaient aussi organistes : Bach bien sûr, mais encore Händel, Mendelssohn, Liszt, Brahms, Franck, Vierne, Messiaen... L’orgue a été un laboratoire sonore jusqu’au XXe siècle, puis les choses ont changé. Cette situation est peut-être due au fait qu’il y a peu d’orgues dans les salles de concert en France, aujourd’hui.

Il y en aura bientôt deux nouveaux dans la capitale : l’un à Radio France, l’autre à la Philharmonie de Paris…

C’est vrai. Lors de ma résidence à l’Orchestre national de Lyon, j’ai insisté pour qu’on rénove l’orgue de l’Auditorium Maurice Ravel, un fort beau Cavaillé-Coll. Mais pour que ces instruments vivent, il faut y donner des récitals, régulièrement, en dehors des concerts avec orchestre.

Vous avez tout à l’heure employé le mot improvisation : est-ce qu’il est possible d’enseigner cette discipline ?

Oui, car il s’agit en fait d’une méthode : apprendre à écouter et à concevoir des choses techniques (chorals, chants populaires, fugues, etc.). Le professeur d’improvisation que je suis apprend à ses élèves à contrôler par l’oreille ce qu’ils ont sous les doigts. Le reste, bien sûr, est du domaine de l’inspiration. On ne peut pas apprendre à un jeune musicien à avoir de l’imagination, mais on peut l’aider à canaliser les idées qu’il a en lui, à les mettre en forme, à leur donner toute leur force, tout leur éclat.

Aimez-vous enseigner ?

J’adore, sinon j’aurais arrêté. J’ai l’impression de donner des idées, mais aussi de vérifier celles que j’ai pu avoir avant de me rendre au cours. Je suis professeur au Conservatoire national supérieur de Paris depuis vingt ans et je ne me suis jamais lassé. J’ai d’ailleurs composé un certain nombre de pièces pédagogiques, notamment pour saxophone.

Vous avez cité Richard Galliano : il semble qu’il y ait un certain nombre d’interprètes pour lesquels vous avez beaucoup composé...

le compositeur français Thierry Escaich photographié par Sébastien Erome
© sébastien erome

Oui, je me suis engagé à long terme avec plusieurs interprètes, comme les pianistes Claire-Marie Le Guay ou Éric Le Sage, ou encore le trompettiste Éric Aubier pour lequel j’ai composé le concerto Résurgences. De même que je crois aux vertus de l’improvisation, je crois aux liens qui unissent les compositeurs et les interprètes.

Quels sont vos projets en tant que compositeur ?

Je prépare un opéra sur un livret de Robert Badinter, inspiré de la nouvelle de Victor Hugo, Claude Gueux (1834), qui, après Le dernier jour d’un condamné (1829), est un nouveau réquisitoire de l’écrivain contre la peine de mort. Cette partition est une commande de l’Opéra national de Lyon. Elle y sera créée en 2013 dans une mise en scène d’Olivier Py. Ce sera un opéra d’environ une heure trente, d’un seul tenant, destiné à des voix d’hommes uniquement. Quant à ma prochaine œuvre pour orchestre, il s’agira d’un Concerto pour orchestre qui sera créé en 2013-2014 par l’Orchestre de Paris et son directeur musical Paavo Järvi. Elle viendra rejoindre ses devancières : Chaconne, Miroirs d’ombre ou La barque solaire. Ou encore le Double Concerto pour violon et violoncelle, que j’ai composé pour les frères Capuçon. Je ne peux pas vous dire encore à quoi ressemblera cet opus à venir, mais ce sera du Thierry Escaich, sans aucun doute ! Je ne me sens pas faire partie d’une école, mais s’il fallait qualifier ma musique, je dirais qu’elle est plutôt modale qu’atonale, qu’elle est volontiers complexe, expressive, dynamique, sans répondre à aucun système ni à aucune théorie que je me fixerais a priori et à laquelle je me contraindrais d’obéir. Ma manière, je me la suis forgée de moi-même, en greffant l’univers de la musique savante sur ma culture, sur mes envies, sur mes souvenirs de bals musette et sur la mémoire de mes premières improvisations à l’orgue. Je crois que le compositeur enfonce toujours le même clou, mais il doit essayer de le faire à chaque fois d’une façon différente. C’est à ce prix qu’il se renouvelle.

Est-ce que la peinture vous inspire ?

Oui, et là encore la commande d’une œuvre m’a beaucoup éclairé sur les rapports entre l’image, cette fois, et la musique. Lors de ma résidence à l’Orchestre national de Lille, j’ai en effet composé Vertige de la Croix en m’inspirant d’une toile de Rubens que possède le Musée des beaux-arts de cette ville. Il ne s’agit pas d’un oratorio, un genre que j’ai pratiqué avec mon Dernier Évangile, sur des paroles de Nathalie Nabert, mais d’une pièce pour orchestre seul. Travailler à partir d’un tableau, sans chercher à le recréer par la musique, bien sûr, est une démarche singulière pour un compositeur, car la musique est une mise en forme du temps. Mais l’expérience m’a intéressé, indépendamment du sujet. J’aurais pu aussi être inspiré par une scène de la vie quotidienne de Courbet.
Et l’image, c’est aussi le cinéma. J’accompagne volontiers des films muets, comme d’autres le font aujourd’hui, et j’ai composé des musiques pour la toile, par exemple pour L’Heure suprême de Frank Borzage (Seventh Heaven, 1927). Il y a un déroulement dans un film, contrairement à ce qui se passe dans une image statique, évidemment, et la musique peut accompagner ce mouvement alors que l’image fixe ne peut être qu’un point de départ, une idée, une étincelle d’inspiration. Dans le domaine du mouvement, j’ai eu la chance également de pouvoir écrire un ballet pour le New York City Ballet, The Lost Dancer, qui fut créé à New York City en 2010 sous le titre Why am I not where you are, dans une chorégraphie de Benjamin Millepied.

Éprouvez-vous l’angoisse du créateur ?

Oui, je vous rassure ! Mais il m’arrive d’écrire partout. En voyage, dans les avions, et non pas seulement dans la solitude de mon cabinet de travail. Quant aux outils, ils sont fort simples et, sur ce plan, je n’ai recours à aucun artifice : j’écris au crayon et à la gomme, c’est tout. Vis-à-vis de l’informatique, de l’électronique et des ordinateurs en général, je suis un antimoderne ! L’apport de la technologie ne doit jamais être une posture. Ce qui ne veut pas dire que je n’écrirai pas un de ces jours une œuvre avec bande, quand je maîtriserai la question.

Est-ce que vous dormez ?

J’essaye, même si j’ai parfois conscience de faire trop de choses.