Dossier

dossier réalisé par Marguerite Haladjian
paris – mars 2004

Thierry Pécou | L’Amour coupable
rencontre du compositeur autour d’une œuvre

Explorateur des formes musicales les plus diversifiées, Thierry Pécou abordait l’opéra en 2008 la avec Les sacrifiées. Il livre aujourd’hui son second ouvrage lyrique, que l’Opéra de Rouen Haute-Normandie créera le 23 avril. Il semble que l'écriture lyrique suscite une vive inspiration chez ce compositeur né en 1965, lui ouvre des espaces singuliers de liberté où puiser de nouvelles ressources musicales. Sans renier la tradition, Thierry Pécou souhaite accorder la modernité aux conventions et aux formules liées à ce genre pour donner, à travers l'expression vocale, du sens aux sujets qui concernent notre monde, comme si la musique, portée par les voix, leur insufflait une part d'humanité.

pour Anaclase, Marguerite Haladjian rencontre le compositeur Thierry Pécou
© fabrice vallon

Aussi, n'est-on pas surpris de le voir puiser dans La mère coupable, dernier volet de la trilogie de Beaumarchais, l'argument de cette œuvre imaginée sur un livret d'Eugène Green. Le musicien le reconnaît, il n'a pas choisi spontanément ce sujet qui lui fut suggéré par Daniel Bizeray, alors directeur de la maison rouennaise. L'idée était de proposer dans une même saison Le barbier de Séville dans la version de Rossini (Il barbiere di Siviglia, 1816 ; livret de Cesare Sterbini), Le mariage de Figaro dans celle de Mozart (Le nozze di Figaro, 1786 ; livret de Lorenzo da Ponte) et la création d'un opéra qui poursuive la verve Beaumarchais tout en éveillant l'intérêt du public pour une œuvre contemporaine. Si la proposition a séduit le compositeur, il s'est vivement interrogé avec son librettiste sur la manière d’actualiser une pièce du XVIIIe siècle. Ainsi, l'action a-t-elle été déplacée en 1793, à l'époque de la Terreur, pour signifier l'échec de l'esprit philosophique des Lumières, lorsque sous prétexte de vertu se commettent les pires violences.

Ce constat résonne avec une grande acuité dans nos consciences attentives à l'actualité. En retenant pour titre L'amour coupable, Pécou et Green ont déplacé la problématique de La mère coupable d’origine, centrée sur la culpabilité de la comtesse d‘avoir mis au monde un enfant adultérin conçu Chérubin, ce qui, dans la morale du temps, était une faute des plus accablantes, un péché vouant à la damnation éternelle. Ils ont voulu éviter « l'aspect trop moralisateur et choisi un titre qui pourra se comprendre de manière kaléidoscopique. L'amour coupable détourne légèrement le titre initial en ironisant sur le fameux péché qui, cette fois, ne concerne plus la comtesse mais aussi Suzanne et surtout Béjart dans son amour feint pour Florestine qu'il ne cherche à épouser que par pur intérêt », commente le musicien.

Après la tragédie de son premier opéra, Thierry Pécou a opté pour une forme de légèreté, de rapidité compositionnelle. D'une écriture alerte, L'amour coupable privilégie une veine proche de la comédie tout en jouant sur l'ambiguïté des registres, drôle ou grave. Outre un dénouement inattendu, des éléments nouveaux furent ajoutés à l'intrigue, sans trahir l'esprit de Beaumarchais : Florestine est la fille que Suzanne eut avec Chérubin qui n'est pas mort au combat, mais simplement blessé. Devenu révolutionnaire, il réapparaît à la fin pour sauver de la guillotine la famille Almaviva et démasquer la tartufferie de Béjart, personnage scabreux. De même, l'évolution du couple Figaro-Suzanne ne fait-il plus l'intérêt majeur, les figures du comte et de Béjart devenant centrales et la Comtesse n'occupant plus son grand rôle.

le compositeur Thierry Pécou invente un "tout-monde" pour Beaumarchais
© fabrice vallon

Succédant au caractère chambriste desSacrifiées [lire notre chronique du 11 janvier 2008], cette nouvelle partition s'inscrit dans une grande architecture lyrique qui use de tout le matériau que peut offrir un plateau d'opéra : solistes, orchestre et chœur à la mesure des exigences d'une œuvre de cette envergure.Artiste tourné vers les cultures du monde, Pécou trouve des formules musicales proches de ses préoccupations tout en retenant des formes et des couleurs qui servent une expression dramatique forte et sa propre unité stylistique. Il associe le tango, musique des bas-fonds, qui concentre les différentes facettes du personnage de Béjart, son côté grinçant de voyou truand et l'apparence lisse du séducteur qui veut plaire aux aristocrates pour les mieux tromper. Ce faux tango, très revisité, traverse par sa présence rythmique tout l'opéra et rappelle l'Amérique latine où la famille Almaviva a vécu et l'Andalousie dont elle est originaire. Outre cette danse, le compositeur utilise des chants révolutionnaires déformés, voire réinventés, qui renforcent l'ancrage dans la tonalité de l'époque.Comme pour réaliser de petits portraits, la palette vocale étale son ambitus en fonction de l'âge des rôles, du soprano colorature de Florestine au baryton-basse de Figaro et du Comte, en passant par Suzanne, soprano lyrique, Rosine (la comptesse), contralto, enfin Béjart, baryton léger. La fonction du chœur est multiple, représentant tantôt les gens du peuple, tantôt les soldats révolutionnaires venus arrêter la famille. Le geste compositionnel s'adosse à la structure de l'opéra classique, le récitatif, les airs, les ensembles. Comme dans les ouvrages de Mozart, chaque acte se termine par un ensemble qui rend compte de ce qui vient de s’y passer, commente l'action et fait le point sur le cheminement des protagonistes. Il s'est inspiré des sensibles demi-teintes mozartiennes, de la légèreté et de la limpidité qui caractérisent également l'art de Rossini. La partie orchestrale s'inscrit dans la configuration de l'orchestre mozartien avec la même présence du clavecin assurant une manière de continuo et celle d'un violoncelle baroque pour recréer le climat des Lumières, alors que quelques ajouts, comme le tuba et la percussion, apportent la note contemporaine.

Pour adapter la rhétorique théâtrale du XVIIIe siècle, compositeur et librettiste ont souhaité moderniser la langue de Beaumarchais tout en resserrant le discours théâtral, du coup rendu compatible avec l’expression chantée. Dans cette relation complexe entre musique et texte, Pécou privilégie l'intelligibilité du texte, essentielle à son opéra. Tout en préservant sa part de lyrisme, l'écriture se veut simple et transparente afin que le public reçoive directement la force des mots. Aussi, son orchestre n'écrase-t-il jamais les voix qu'il laisse respirer. Lorsqu'on lui demande quelle est la nature de son attrait pour l'opéra, il n'hésite : « ce sont les conventions liées au genre qui m'intéressent. Le fait que sur scène se déroule une action de manière irréaliste, puisque les gens s'y expriment en chantant, nous plonge dans un monde aussi vrai que réel tout en étant complètement artificiel. C'est ce qui en fait la magie » – une magie qui pourra s'éprouver à l'Opéra de Rouen Haute-Normandie du 23 au 27 avril 2010, dans la mise en scène de Stephan Grögler, tandis que jean Deroyer mènera la fosse.