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Chroniques
Tommaso Bernardo Gaffi
La forza del divino amore
Parce que ce répertoire est quasiment infini, en tout cas paraît inépuisable, de nombreux animateurs et chefs d'orchestres baroques explorent les travaux de maîtres aujourd'hui inconnus pour la plupart, tel Tommaso Bernardo Gaffi, rendant ainsi possible un panorama plus vaste des productions des XVIIe et XVIIIe siècles. Santa Teresa ou La forza del divino amore, dédié au cardinal Rinaldo d'Este, fut créé à Rome en 1690 ; il s'agit du troisième oratorio – celui-ci pour trois voix avec trompette et violon solistes – des huit que Gaffi composa dans les dernières années du XVIIe siècle, pour Florence, Modène, Rome, Venise et Vienne. Ce musicien vécut en son temps une belle carrière d'organiste et de claveciniste, à Rome où il naquit dans une famille aisée originaire de Tivoli, le 14 décembre 1667. Cet élève du grand Pasquini – virtuose romain du clavecin – est admis à l'âge de seize ans dans la Compagnia dei musici di Santa Cecilia où il rejoint tous les professionnelles au service de la cité papale ; il y sera d'ailleurs désigné Gardien des organistes pour les années 1692, 1707 et 1732. L'orgue est incontestablement son instrument de prédilection, de sorte qu'il tiendra celles des plus fameuses églises romaines : San Spirito in Saxia de février 1688 à la fin des années quatre-vingt-dix, Santa Maria in Vallicella de 1691 à 1694, Gesù vers 1700. En 1704, il est nommé successeur de Pasquini aux orgues de la Basilique Santa Maria Maggiore. À la mort du maître, en novembre 1710, Gaffi lui succède une nouvelle fois à la Chapelle des Borghese de Santa Maria Maggiore et aussi à Santa Maria in Aracoeli, poste qu'il honorera jusqu'à sa propre mort.
Parallèlement, il participe en tant que claveciniste aux académies et aux oratorios commandés par le généreux cardinal Benedetto Pamphilj. De 1691 à 1740, on le retrouve régulièrement dans les concerts promus par le cardinal Pietro Ottoboni, autre célèbre mécène de la musique. En mai 1727, il compose trois messes solennelles en l'honneur de la Bienheureuse Giacinta Marescotti, commandées par le prince Francesco Maria Ruspoli avec lequel il entretient des rapports amicaux et artistiques depuis de longues années – en 1700 déjà, le prince était le dédicataire de l'unique œuvre que Gaffi devait publier de son vivant, le recueil des Cantates de chambre à une seule voix. Certains documents des années 1730 attestent de son activité au service du cardinal Camillo Cybo. En 1741, il devient finalement vice-maître de la Chapelle des Borghese aux orgues de laquelle il se produit depuis trente ans. Jusqu'à sa disparition le 11 février 1744, Gaffi vécut au palais du marquis Gabrielli à Monte Giordano. Il est enterré dans le caveau de cette famille en l'église des Santi Stimmate di San Francesco, en tant que membre de la confrérie homonyme attachée au lieu. Ses élèves les plus célèbres furent Girolamo Chiti (1679-1759), maître de chapelle à San Giovanni in Laterano, et Andrea Basili (1705-1777), maître au Santuario di Loreto. Par l'inventaire de ses biens dressé à sa mort, nous apprenons qu'il possédait « un clavecin à la sixte à deux registres signé Domenico de Pesaro, un clavecin à l'octave et une épinette signés Giuseppe Mondini, un autre clavecin à deux registres, et un violon ». Tommaso Bernardo Gaffi s'est principalement illustré en tant que compositeur de cantates de chambre et d'oratorios ; on en trouve les manuscrits dans les collections des bibliothèques des principaux mécènes du temps, comme le duc Francesco II d'Este ou le cardinal Ottoboni, avec lesquels le musicien fut en contact constant. Ses cantates de chambre à une seule voix constituent un précoce et singulier exemple de musique avec clavecin concertant.
Le livret de La forza del divino amore relate un épisode de la vie de Sainte Thérèse d'Avila (1515-1582), carmélite mystique, fondatrice en Espagne, avec l'aide de Saint Jean de la Croix, d'une trentaine de carmels. Le texte est introduit par la figure allégorique de l'Amour Divin invitant les fidèles à prendre les armes et à partir mourir pour le Christ. Thérèse veut suivre elle aussi l'exemple de tant de « vierges de paix » tombées dans la gloire du martyre, mais en est empêchée par son frère Rodrigo qu'elle laisserait seul. En dépit de sa tendre jeunesse, celui-ci se déclare cependant prêt à suivre sa sœur. Dans la seconde partie, le couple fraternel, pieux et généreux, parti depuis longtemps du pays natal, renonce aux joies terrestres et s'apprête à souffrir pour la foi. L'Amour Divin leur dit de retourner chez eux : ils ont déjà donné des preuves suffisantes de leur fidélité. Thérèse insiste pour continuer le voyage, aller en Afrique et gagner sa place au Ciel par sa propre mort ; mais le Ciel lui-même ne veut pas de son martyre et lui ordonne de devenir la zélée messagère de l'Amour Divin pour semer dans les cœurs « l'ardente flamme de la charité ».
L'ensemble Pian & Forte réalise ici un enregistrement au relief toujours fort élégant, habité d'un rien de solennité que la trompette délicatement ornée de Gabriele Cassone vient souligner ici et là. Comme Gaffi qu'une caricature (1729) du peintre Pier Luigi Ghezzi représente dans cette activité, Antonio Frigé dirige du clavecin une exécution pleine de finesse où l'on remarquera la discrète tonicité des cordes. L'accentuation s'y avère judicieuse, en parfaite intelligence avec la dramaturgie du livret.
En revanche, on ne pourra qu'être déçu par le trio vocal réuni pour l'occasion. Leone Peleskova est un Divino amore dangereusement instable, volontiers forcé, se perdant plus d'une fois dans l'inquiétante approximation des intervalles. La Teresa de Marivì Blasco débute assez mal, elle aussi : voix verte, sans grain, crudité douloureuse de l'aigu et interprétation souvent mièvre. Toutefois, cette chanteuse n'en reste pas là et offre par la suite des parties nettement plus convaincantes. Pour finir, elle prouvera d'une expressivité insoupçonnée et d'un art indéniable de la nuance. Rodrigo est ici chanté par Sergio Foresti, basse plus que satisfaisante au grave charnu jamais artificiellement appuyé, et au médium élégant et léger. Par une émission des plus fiables, une plénitude de projection, un timbre attachant utilisé avec une musicalité raffinée, cet artiste impose une présence généreuse et fascinante, non seulement dans les arie mais aussi dans les duetti avec Teresa qu'il prend soin de minutieusement équilibrer.
Le résultat dans sa globalité demeure un document intéressant pour approfondir sa connaissance de la musique italienne du XVIIe siècle, partant qu'il ne révèle pas pour autant un génie injustement oublié : il semble bien que Gaffi écrivit ni mieux ni moins bien que la plupart de ses contemporains qui furent en grand nombre oubliés comme lui.
BB