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Tristan Murail | Les sept Paroles
portrait du compositeur autour d’une œuvre
Né au Havre en 1947, se partageant entre les États-Unis où il enseigne depuis 1997 et le Luberon depuis 2004, Tristan Murail est l’un des plus illustres compositeurs français, invité partout en Europe, en Amérique, en Australie et en Asie. Élève d’Olivier Messiaen au Conservatoire de Paris, Prix de Rome en 1971, pensionnaire de la Villa Médicis, il fonde en 1973, avec Gérard Grisey, Michaël Lévinas, Hugues Dufourt et Roger Tessier, le collectif L'Itinéraire qui rapidement deviendra le laboratoire de ses propres recherches dans le domaine de l'écriture instrumentale, l'utilisation de l’électronique en temps réel et la composition assistée par ordinateur. En 1980, les compositeurs du groupe participent à un stage d'informatique musicale à l’Ircam, expérience dont l’impact est décisif pour l’évolution de la musique de Murail qui commence alors à utiliser cette technologie pour l’analyse et la conduite des phénomènes acoustiques. De 1991 à 1997, il collabore avec l’Ircam où il enseigne la composition et participe au développement du programme d’aide à la composition Patchwork. Il enseigne également dans de nombreux festivals et institutions – cours d'été de Darmstadt, Abbaye de Royaumont, Centre Acanthes, etc. Auteur d’un catalogue d’une soixantaine d’œuvres contribuant à tous les genres sauf l’opéra, il ne manque pas de projets, notamment la poursuite d’un cycle de musique de chambre commencé en 1998, Portulan, et deux pièces concertantes. En vue des concerts que lui consacre la nouvelle édition du festival Agora, Anaclase a rencontré Tristan Murail dont Les sept Paroles, vaste partition pour grand orchestre, chœur et électronique en temps réel sera donné en création française le 12 juin.
Pourquoi vous êtes-vous tourné vers les Etats-Unis ?
Je pense avoir été l’un des premiers compositeurs français de ma génération à m’y être installé. C’était en 1997. J’ai eu d’illustres prédécesseurs, comme Darius Milhaud qui enseigna au Mills College d'Oakland (Californie), Olivier Messiaen dans plusieurs universités, Gérard Grisey qui travailla quelques années à Berkeley où il ne s’est pas plu. L’ambiance des universités américaines ne correspondait pas à son tempérament. Si mes confrères et moi y allons, notre principale motivation est d’ordre matériel. En France, fort peu de postes sont possibles pour les compositeurs, contrairement à beaucoup de pays européens.
N’aviez-vous pas la possibilité de vivre de votre musique ?
C’est ce que longtemps j’ai fait. Mais pour finir, cela devenait fatigant. Curieusement, j’envisage pourtant de le faire à nouveau, de revenir définitivement en France.
L’enseignement n’offrirait-il pas d’autres aspects, comme celui de mettre à plat ses propres modes de penser, sa propre écriture, au contact des élèves ?
Ce sont des choses qui vont me manquer quand je m’arrêterai. Mais il n’y a pas que le cadre universitaire ; il y a tous les séminaires, les masters classes, etc. J’en fais de plus en plus. Cet été, je suis à Acanthes. Je pense que je pourrai continuer à entretenir ce contact. Évidemment, en Amérique, avec les étudiants en régime doctoral, les professeurs gardent des relations suivies pendant quatre, cinq, voire six ans. Beaucoup d’entre eux démarrent en cours d’études des projets intéressants, comme des ensembles. Depuis mon arrivée à Columbia, trois ensembles de musique contemporaine ont été créés par des étudiants en composition et ont atteint un niveau extraordinaire. S’ils sont l’émanation de Columbia, il n’y a cependant pas de conservatoire dans cette université, si bien que les musiciens viennent d’ailleurs, particulièrement de Juilliard School.
Combien avez-vous d’étudiants en composition ?
Entre vingt-cinq et trente.
Que deviennent-ils, une fois leurs diplômes en poche ?
C’est une bonne question (rires) ! Je pense qu’il n’y a pas d’inquiétude à se faire pour les élèves de Columbia, mais plus de souci pour les milliers d’élèves des centaines d’universités américaines ayant des départements musique. Columbia est d’un très haut niveau, avec une sélection redoutable – par la force des choses : peu de places à offrir et beaucoup de candidats. Du coup, la plupart de nos élèves ont déjà commencé la carrière de compositeur ou trouvent rapidement des places dans d’autres universités où enseigner à leur tour.
Sur les vingt-cinq à trente élèves, combien obtiennent leur doctorat ?
Quatre ou cinq.
Ce qui, en dix ans, fait une cinquantaine de docteurs en composition. Que deviennent-ils ?
La plupart vont se consacrer à l’enseignement. C’est le côté négatif de la chose, ce milieu un peu incestueux qui se crée avec beaucoup de médiocrité, par la force des choses. L’aspect positif est que dans une université un compositeur est considéré comme un scientifique qui sera embauché pour faire sa recherche, enseigner, composer. Chaque année, nous devons faire un rapport d’activité des pièces que nous avons écrites, des concerts que nous avons eus, etc. L’université aide les professeurs à faire des carrières plus ou moins prestigieuses. C’est un tout : l’université est privée, il faut donc attirer des élèves de haut niveau qui paient. Elle se doit d’avoir un prestigieux département de musique, une équipe de base-ball et des prix Nobel. Avoir des compositeurs de renom ne doit pas être le souci principal du directoire, mais cela ne fait pas de mal.
Qu’est-ce que cela vous apporte de travailler dans une université américaine, outre l’aspect matériel et la vie à New York ?
Je passais régulièrement l’été en France, mais moins que maintenant, puisque je possède depuis six ans une maison dans le Luberon où je vis désormais la moitié de l’année.
Le fait d’être loin de vos bases vous aide-t-il à travailler mieux ?
Je ne pense pas que ce choix ait changé grand-chose. Le principal intérêt est le contact suivi avec les élèves.
La vie musicale française ne vous manque-t-elle pas ?
J’avoue qu’au début, cela fait du bien de se retrouver dans un milieu neuf, de prendre de la distance par rapport à un milieu assez étriqué. Je ne me suis jamais inséré dans le milieu équivalent américain, ce qui a du bon et du mauvais. Ma femme, mes enfants et moi ne nous sommes jamais vraiment acclimatés. Je ne me suis pas non plus intégré dans ces cercles avec tout ce que cela suppose parfois d’intrigues, de jalousies, etc. Me sentir outsider aussi bien en Amérique qu’en France m’est assez agréable.
À New York, la musique contemporaine est très présente et les ensembles prolifèrent. Avez-vous le vôtre ?
J’entretiens des relations privilégiées avec le groupe Argento, fondé par l’un de mes élèves qui fait sa soutenance de thèse fin mai, Michel Galante, un musicien très ouvert sur le monde.
Le fait que vous soyez aux États-Unis a-t-il suscité des changements dans votre façon de composer ?
Toute expérience dans votre vie apporte un changement d’un niveau impossible à définir. Je ne crois pas que l’Amérique en tant que telle ait apporté un changement dans ma façon de composer. Si vous pensez à l’influence de l’école minimaliste, je vous dis non, sans hésiter. Mais le fait de vivre dans un environnement différent produit forcément des choses. Autour de moi, les sons ne sont pas les mêmes qu’en France… ce qui n’est pas quantifiable, la perception n’étant pas consciente.
Le mouvement que vous avez créé voilà trente ans a-t-il encore une existence en tant que tel ?
Précisons que nous n’avons jamais voulu créer le moindre mouvement. Cela s’est fait tout seul et fut plus ou moins conceptualisé par la suite, en particulier par Hugues Dufourt, tandis que Gérard Grisey et moi l'avons plus ou moins fait à travers un certain nombre de textes qui nous avaient été demandés. L’énorme différence avec le sérialisme est qu’il n’y a pas de doctrine ni de recette de composition. C’est pourquoi le mot mouvement me plaît assez : j’ai souvent dit que c’était une attitude vis-à-vis du son et du phénomène de la perception. C’est là chose qui continue de s’explorer. Et c’est éventuellement un ensemble de techniques que nous avons mises au point et que j’utilise toujours tout en le raffinant. En particulier l’utilisation de plus en plus élaborée de l’ordinateur. Pouvons-nous encore parler de spectralisme, de nos jours ?
À l’université, disposez-vous d’un studio ?
Oui, j’en ai un, électroacoustique.
Avec informatique en temps réel ?
Pas personnellement, mais des confrères en ont. Certains l’enseignent. Pour ma part, ce premier semestre 2010, je dispense un cours que j’ai intitulé From Sound To Composition (Du son à la composition). J’y explique les rapports entre l’analyse fine du son, les conséquences à en tirer et les œuvres qu’on en pourra déduire. Évidemment, ce cours s’appuie sur mes propres productions. J’en montre les techniques à mes étudiants : comment prendre un son, l’analyser, le mettre en rapport à l’harmonie, le rythme, le temps, etc.
Dans le mouvement spectral, chacun faisait selon sa propre réflexion. Les deux personnes les plus engagées dans cette démarche ont été Gérard Grisey et vous…
C’est clair. La force d’un mouvement est de laisser totalement libre chaque individualité. Même Gérard et moi avons beaucoup divergé, à un certain moment, mais sans divorce, justement. Nous sommes restés dans un même mode de réflexion. Quelqu’un comme Hugues Dufourt, qui n’utilise absolument pas les techniques dont je viens de parler, partage néanmoins avec Gérard et moi l’attention portée au son et à la perception. Des choses fondamentales sous-jacentes nous sont communes.
Où le situez-vous Marc-André Dalbavie qui se réclame du spectralisme ?
D’abord, il a beaucoup utilisé cette technique, puis il est allé vers une simplification des techniques, puisque qu’il n’utilise plus beaucoup, ou marginalement, le micro-intervalle. Il est vrai que cela pose des problèmes pratiques, je suis bien placé pour le savoir. Néanmoins, il reste une couleur spécifique à ces techniques. Nous pourrions aussi parler des Scandinaves et des Finlandais. Magnus Lindberg a suivi un chemin un peu parallèle à celui de Dalbavie, finalement, et Kaija Saariaho s’est désormais lancée dans des grandes productions lyriques, tout en utilisant toujours le micro-intervalle.
Vous avez fondé L’Itinéraire avant que Pierre Boulez ne crée l’Ensemble Intercontemporain. N’a-t-il pas coupé les ailes à votre projet ? Comment avez-vous vécu cette époque ?
Assez mal. En fait, L’Itinéraire n’a pas souffert en ce qui concerne le soutien de l’État par des subventions qui ont perduré. Il aurait toutefois été logique que L’Itinéraire devienne le noyau d’une formation permanente. Nous avions envisagé une sorte de condominium. Je me rappelle avoir eu des discussions avec des gens de Musique Vivante afin de constituer un pôle commun de musiciens pour permettre à ces derniers d'acquérir un statut de quasi permanents, chaque ensemble pris séparément n’ayant pas assez d’activités pour les occuper à plein temps. Il fallait leur donner davantage de travail, de concerts. Nous sommes allés assez loin dans cette direction ; très tôt j’ai déposé le projet d’un ensemble permanent à la Direction de la Musique.
Qui n’a pas suivi ?
C’était l’époque de Marcel Landowski qui, finalement, a quitté la Direction de la Musique. Puis Boulez est arrivé avec l’Ircam et, dans la foulée, il a créé l’EIC.
Comment avez-vous vécu le retour de Boulez à Paris ? Vous étiez très jeune encore…
À l’époque, nous avons craint une main mise de Boulez et du groupe qui l’entourait. Ils étaient très puissants – financièrement, idéologiquement, politiquement. Nous nous sommes défendus, en créant une sorte de syndicat des ensembles, avec Musique Vivante, 2e2m, Ars Nova. La presse nous a aidés. Un vrai retentissement s’ensuivit qui fut utile, puisque nous avons gardé nos subventions. Nous n’avons pas été plus aidés, nous n’avons pas changé de statut, mais au moins avons-nous pu poursuivre nos activités. Les choses se sont tassées rapidement. Dès 1980, l’Ircam nous a invités à suivre son académie d’été. De même L’Itinéraire a-t-il invité des gens de l’extérieur, comme Pascal Dusapin. Des discussions se sont rapidement instaurées entre nous qui étions les rebelles de l’époque.
Boulez l’avait été avant vous… Tandis qu’aujourd’hui, il n’y a plus guère de rebelles…
Il y a moins d’opposition, c’est évident.
Il y en a, mais assez stérile, dans le fond, avec le retour à la tonalité, etc.
C’est anecdotique. Ce sont les résurgences périodiques de l’académisme.
Certes, mais ceux-là même vous traitent d’académiques !
Oui, c’est le fruit des déformations du langage qu’actuellement l’on constate dans tous les domaines. Le néolibéralisme est l’art d’inverser les propositions. Il y a un lien politique entre la droite plus ou mois réactionnaire et les positions artistiques réactionnaires.
Le problème est que la gauche tient un discours tout aussi réactionnaire en matière musicale.
Je suis d’accord avec vous à cent pour cent !
Comment vivez-vous cela, aux États-Unis où, en matière culturelle, le divertissement prime ?
La confusion entre divertissement et culture est un sérieux problème. En feuilletant les pages de journaux respectables, vous trouvez une rubrique Musique, mais quand vous regardez ce qu’il s’y trouve, il y a parfois dans un petit coin un court article sur la musique classique, et tout le reste est « musique ». Si France Culture demande à quelqu’un « Quelle musique écoutez-vous ? », il répondra « Oh, eh bien, vous savez, moi, je suis classique, j’écoute Jacques Brel », voilà ! Cette confusion des termes conduit dangereusement à la confusion des esprits. S’il y a méprise entre divertissement et culture, c’est que la zone de démarcation n’est pas toujours claire. Avec l’idée que tout égal tout. Cette tendance est très affirmée dans les universités étasuniennes, avec ce qu’on appelle les Control Studies. Par exemple, le chairman de mon département m’a dit un jour : « de toute façon, une chanson country ou un quatuor de Beethoven, pour moi, c’est la même chose ». Comprenons « c’est la même chose en tant que sujet d’étude », auquel cas l’on pourrait être d’accord. Évidemment, ce ne peut être intrinsèquement la même chose. Mais il n’entre pas dans ce genre de discussion – le côté intrinsèque des œuvres culturelles ou leur valeur.
Y a-t-il aux États-Unis, comme en France, des thèses de musicologie sur les Beatles ?
Énormément ! J’admets que l’on puisse en parler, mais il faut remettre les choses à leur place. En matière de cinéma, la confusion existe depuis le début. Pour la musique, c’était assez clair. Quand j’ai débuté, je faisais des « cachetons de variété ». Ce n’était pas glorieux mais permettait de gagner un peu d’argent ; or, la variété, nous savions très bien ce que c’était ! Je la faisais aux ondes Martenot, car il n’y avait pas de synthétiseur, à l’époque, alors dès qu’un extraterrestre était en jeu, on demandait les ondes Martenot.
Cet instrument est peu utilisé, finalement…
Son répertoire est limité. J’ai un peu écrit pour lui, autrefois… J’ai d’ailleurs transformé pour orchestre et électronique une pièce pour ondes Martenot. J’ai plusieurs instruments chez moi que je joue de temps en temps, contrairement à Jeanne Loriod qui fut mon professeur. Il y a deux ans, j’ai effectué une grande tournée avec les Berliner Philharmoniker, Simon Rattle et Pierre-Laurent Aimard pour la Turangalilâ-Symphonie dans le cadre du centenaire Messiaen. C’était formidable. Je n’ai pas fait une carrière d’ondiste, au désespoir de Jeanne Loriod ; de toute façon, avec cet instrument, il n’y a pas de carrière possible pour plusieurs personnes. À l’époque, ce son nous intriguait. J’ai appris à en jouer pour voir ce que l’on pouvait en faire. L’ordinateur était bien là, mais on ne pouvait pas en faire grand-chose, il n’y avait pas encore de synthétiseurs, seulement les horribles orgues Bontempi. Très vite, Jeanne Loriod m’a mis sur le métier, et j’ai gagné un peu d’argent. Outre la variété, j’ai joué avec quantité de grands orchestres, essentiellement Messiaen, et une fort belle pièce de Varèse, Ecuatorial, qui utilise deux ondes Martenot. À New York, avec ma femme qui est ondiste, nous avons monté plusieurs fois cette œuvre… qui ne pouvait pas y être programmée auparavant puisqu’il n’y avait pas deux ondistes dans la ville.
Grand compositeur, Varèse…
Ce ne peut pas être un maître, mais c’est quelqu’un pour qui j’ai beaucoup de tendresse, même si lui-même n’était pas un tendre. Je comprends ses angoisses. Et c’était un Français vivant à New York. Dans les années 1930, Il a écrit des choses troublantes. Il a prononcé quelques conférences, dont une qui évoque la musique spectrale bien avant qu’elle existe. Il y parle des possibilités des sons différentiels, des sons additionnels et d’autres choses dont nous nous servons, comme les infrasons, l’espace, etc. Tout cela, il n’avait pas les outils pour le faire.
Était-il comme ces sons qui, à New York fusent en tous sens ?
En fait, ce qu’il y a de plus intéressant en Amérique, c’est la tradition expérimentale. Je ne sais pas si l’on peut mettre Varèse dans cette catégorie-là. Il a fait des expériences. Après, il y a d’autres gens, comme James Tenney [photo précédente] que l’on ne connaît absolument pas en Europe, mais que l’on peut considérer comme un spectral, plus que nous bien qu’il fut notre aîné de plus d’une décennie.
Quels sont les musiciens étasuniens qui vous intéressent aujourd’hui ?
Tous ces expérimentaux parfois un peu naïfs m’intéressent beaucoup. Ils ont du bon. J’étais intéressé par Steve Reich à ses débuts, quand il était entier, avec des idées pures, très conceptuelles. Il a écrit des choses intéressantes sur les mécanismes de transformation, l’idée de changement, etc. Après, il a pris une direction qui ne m’intéresse pas.
Et John Adams ?
Non ! C’est l’exploitation plus ou moins commerciale de ce que Reich, Thierry Riley et consort ont trouvé. Seul point de convergence entre nous : l’expérience de l’écoute. Je pense, par exemple, à La Monte Young [photo suivante] qui va à l’extrême dans sa quête et qui m’intéresse davantage qu’Adams. Il a composé par exemple tout un cycle de pièces pour deux pianos désaccordés qu’il a intitulé Le Clavier bien tempéré, je crois. Il a une sorte d’installation, qui marche toujours à New York, une pièce avec je ne sais combien de haut-parleurs et d’oscillateurs sinusoïdaux qui sont accordés de façon très précise et qui ne bougent pas, en fait. Ce qui bouge, c’est vous, si vous évoluez dans la pièce où l’œuvre est jouée, vous entendez diverses choses depuis l’endroit où vous vous trouvez. Je trouve ce genre de démarche intéressant, même si c’est loin de ce que je fais. Dans un domaine totalement différent, il y a George Crumb, qui a beaucoup exploré les techniques instrumentales. Il y a énormément de poésie dans ce qu’il fait, ce qui le conduit à un peu trop se reposer sur des citations, ce qui donne à sa création un tour un peu trop littéraire. Mais il y a une recherche, une vraie fraîcheur.
Dans l’État de New York, où vivez-vous ?
Sur les bords d’un lac, et deux jours par semaine sur le campus de Columbia University.
Deux œuvres, au moins, se réfèrent clairement à ce lac. L’une s’intitule Le Lac (2001) pour dix-neuf instruments, qui a été créé par l’Ensemble Intercontemporain…
Oui, une pièce précédée par Winter Fragments (1995) pour cinq instruments et sons de synthèse. Ma famille et moi avons vécu deux ans à Manhattan avant d’acheter une maison au nord de New York City, région assez protégée par ses parcs naturels, à une heure de route de Columbia. Quand on sort de New York City vers le nord, l’on se retrouve vite dans la nature. Vers l’ouest et vers le sud, c’est l’urbanisation ; la campagne est au nord. Arrivés en septembre, le temps magnifique qu’il y faisait nous a frappés, avec ce lac baigné de soleil. Puis l’hiver est venu, le premier véritable hiver de ma vie ! Dans une ville, on ne ressent pas les frimas de la même façon. À la campagne, il fait froid et, surtout, il y a de la neige pendant trois mois, sans interruption, ce qui est féerique. Et il fait souvent très beau. Winter Fragments est la métaphore de l’hiver, c’est-à-dire de l’obscure clarté. L’opposition automne/hiver n’est pas évidente, mais ce n’est pas le thème de l’œuvre, influencée par une expérience psychologique. Le Lac est plus axé sur le changement plus facilement observable face à un lac qu’en ville, par exemple. Le changement des saisons, du temps… Le temps est très versatile dans cette région du monde. Il peut faire extrêmement chaud le matin et vraiment froid l’après-midi. Ce serait dû au fait qu’aucune chaîne montagneuse empêche les masses d’air polaires et tropicales de s’affronter directement. L’absence de relief suscite de violents changements de temps et de climats, amples et, au fond, fort intéressants.
La nature est profondément enracinée en vous…
Oui, ce n’est pas la seule chose, mais c’est un élément important.
Et la ville ?
La ville m’a inspiré Légendes urbaines (2006) pour vingt-deux instruments, commande de l’Intercontemporain qui programmait un concert dont le thème était New York. On y jouait aussi l’étonnant Concerto pour clarinette d’Elliott Carter et City Life de Reich. J’ai relevé le défi de la ville par une partition qui fonctionne plus ou moins comme Tableaux d’une exposition (Moussorgski). Tel en est le paradigme, avec une distanciation parfois ironique du sujet.
Vous intéressez-vous à tous les instruments ?
À part l’accordéon, oui. Ma tendance naturelle va vers l’orchestre ou les grands ensembles parce qu’ils permettent de riches combinatoires. J’ai écrit de la musique de chambre et pour instruments solos. Je conçois une sorte de cycle chambriste que j’intitule Portulan dont deux des quatre premières pièces furent créées au Festival Messiaen au Pays de La Meije ; d’autres suivront et seront créées l’an prochain à Amsterdam par le New Ensemble. J’intercale ce cycle avec des projets plus grands.
Comme des études qui vous permettent de respirer ?
En effet, cela me permet de respirer… Des études en ce sens qu’elles me conduisent à explorer des situations ou des domaines toujours différents, ce que l’on peut difficilement faire en se lançant dans de vastes projets qu’il faut assurer en étant pragmatique – cela n’empêche pas la recherche, comme c’est le cas dans Les sept Paroles, mais la musique de chambre peut avoir cette fonction-là. Pour des raisons plus triviales, beaucoup d’ensembles me demandent « que pourrions-nous jouer de vous ? ». Mon catalogue chambriste n’étant pas très développé, j’essaie d’y pourvoir.
Entretenez-vous des relations privilégiées avec des instrumentistes ?
Il y a quelques années, j’ai écrit une grande pièce pour piano, Les Travaux et les Jours (2002). À cette occasion, j’ai travaillé avec une pianiste new-yorkaise extraordinaire, Marilyn Nonken, qui a enregistré la totalité de ma musique pour piano sur un double CD. Je crois qu’il est téléchargeable sur Internet…
Tout le monde se met à l’opéra, pas vous. Pourquoi ?
Je n’ai jamais suivi les modes. Quand j’étais adolescent, il fallait absolument fumer : eh bien, je n’ai pas fumé et m’en trouve bien content aujourd’hui ! Je n’ai toujours pas écrit d’opéra. Sous de nombreux aspects, cette forme est extrêmement dangereuse, y compris d’un point de vue social et politique, car elle consomme une grande partie des ressources budgétaires de la Direction de la Musique, ce qui en fait une source de déséquilibre. Je trouve cette question difficilement soutenable éthiquement. Il me faut une raison valable pour faire quelque chose ; je dois toujours réinventer de l’intérieur D’ici deux ans, j’écrirai un Concerto pour piano et ce n’en ne sera pas vraiment un. J’essaierai de réinventer la forme concertante. C’est la même chose pour les voix : réintégrer à ma façon tout ce qui est mélodique, même si, à la fin, la mélodie que je produirai ressemblera à une mélodie de Léo Delibes ou d’Ambroise Thomas – peu importe, à la limite, parce que cela relèvera d’une nécessité intérieure. Il ne s’agit pas de reprendre un modèle du passé, mais de réinvestir complètement la forme. Pour l’instant, je réussis à tenir cette démarche dans plusieurs domaines. Dans mes premières œuvres, j’évacuais beaucoup de choses afin de ne pas tomber dans un certain pathos traditionnel, ou dans le thème et développement traditionnel. Il n’y avait plus de développement, plus de thème, à la imite il n’y avait plus de mélodie, plus de rythme ; ne restait que la musique. Progressivement, j’ai réintroduit des éléments rythmiques et mélodiques, mais cela venait de quelque chose qui était là, déjà. Cette musique resurgissait de mon travail sur le spectre.
Votre musique est néanmoins expressive, il en émane une grande sensualité : quantité d’éléments n’ont donc pas été éloignée…
« L’expression », qu’est-ce que cela signifie ?... Ce que vous dite émane de ma personnalité, je pense. Je n’ai jamais cherché à l’effacer. En fait, je cherche à travailler directement sur l’expression, les impressions, la transmission ou le partage ; le tout met en jeu des phénomènes liés à la perception, à la psychologie, à la manipulation du temps.
Qu’est-ce qui prime dans la musique ?
La forme. Je ne fais aucune différence entre forme, matériau et temps.
Quand vous commencez à travailler sur une œuvre nouvelle, faites-vous une maquette, un chemin de fer, des esquisses ?
D’abord, je me promène dans la garrigue ou la forêt du Luberon. Constituée de roches et de conifères, la forêt provençale ressemble à la garrigue languedocienne, il en émane les mêmes odeurs. En été, cette région ressemble à la Provence, en hiver à la Scandinavie. Ce que je veux dire, c’est qu’avant de composer, il y a une phase de méditation. Voilà quelques jours, j’ai pensé à ma prochaine pièce chambriste en marchant, ce qui est assez propice au recueillement. Ensuite vient la prise de notes, sous forme de mots, de dessins et exceptionnellement de quelques notes de musique. Je peux aussi travailler sur des mathématiques, architecturales, mais sans me faire d’illusion sur leur puissance. L’année dernière, j’ai effectivement écrit une œuvre qui repose sur ce genre d’idées. Je l’ai fait avec ironie, en fait, de façon très métaphorique, mais je sais que l’on ne peut pas faire d’application directe de ces choses dans la musique.
Seriez-vous plutôt des compositeurs mathématiciens ou des philosophes ?
Je serais plutôt du côté des mathématiciens (sourire). Mais sans illusions.
Le festival Agora vous consacre trois concerts, avec une grande pièce pour chœur et orchestre donnée en première française. De qui émane cette commande ?
De l’Ircam-Centre Pompidou, Radio France et la Radio Néerlandaise Hilversum. L’initiative vient de Frank Madlener, le directeur de l’Ircam. L’œuvre a été créée à Amsterdam le 10 avril dernier. Cette première a bien fonctionné.
Comment se présente Les sept Paroles ?
Elle a, bien sûr, un rapport avec la crucifixion du Christ.
Vous êtes agnostique ?
Oui. Je suis tellement agnostique que je doute même de l’être. J’ai du mal à comprendre comment on peut avoir des certitudes, comment font les athées pour être certains. Il existe un livre assez amusant : The God Delusion (L’Illusion de Dieu), livre athéiste militant paru en 2006 où l’auteur, le biologiste britannique Richard Dawkins, démontre qu’il est plus probable que Dieu n’existe pas qu’il existe. Il s’appuie sur des calculs de probabilité drôles, mais quelques pages sont troublantes où il est dit que les agnostiques sont des athées qui s’ignorent.
Les sept Paroles sont-elles celles de la tradition chrétienne ?
Bien sûr. Pour moi, la vie du Christ est une mythologie bâtie sur des faits, réels ou supposés, mais partiellement historiques. En travaillant cette œuvre, je me suis beaucoup attaché à cette période de l’histoire de l’humanité. Beaucoup de choses intéressantes ont été écrites sur ce sujet. Pour être honnête, quand j’ai commencé le projet, j’avais aussi des doutes sur l’existence historique de Jésus, à la suite de nombreux travaux réalisés au milieu du XXe siècle. Maintenant, il semble que l’opinion majoritaire des historiens et archéologues soit qu’un personnage historique, Jésus, a bien existé mais qu’il fut différent du Christ des Évangiles. Pour l’instant, il reste difficile de dire quelle est la relation entre les deux noms, tant il y a de thèses contradictoires. Des gens travaillent sur la transmission orale, d’autres sur les textes que l’on a retrouvés ; il y a l’exégèse remontant au XIXe siècle. On essaie de déceler, simplement dans le texte, comment les cheminements ont pu s’effectuer. Tout cela est intéressant mais n’aboutit pas à des certitudes. Ne pourrait-on dissocier le personnage historique de ce qui est arrivé par la suite ? Le véritable concepteur du christianisme est saint Paul et non les apôtres. Ce n’est en tout cas pas Jésus, il était probablement un prêcheur juif voulant réformer le judaïsme. Faisant la synthèse de tout ce que j’ai pu lire, c’est en tout cas ce que l’on pourra penser aujourd’hui. Jésus était un agitateur, quelqu’un qui contestai le pouvoir romain jusqu’à en mourir.
Le christianisme est une secte qui a réussi…
Elle a réussi parce que le monde juif était en ébullition, et l’on pense maintenant que la destruction du temple de Jérusalem serait plus accidentelle que volontaire.
Aujourd’hui, l’on doute même que Néron ait donné l’ordre d’incendier Rome !
Tout est remis en question, en fait. C’est un peu le sujet des Sept Paroles, d’ailleurs. Nos certitudes s’effritent les unes après les autres. Pour revenir à la période dont nous parlions, il y a aussi les nouveaux archéologues et historiens israéliens, comme Isaac Finkenstein, auteur de La Bible révélée, qui remettent en question des certitudes bien ancrées – Moïse, David, Salomon, tout cela serait mythes. Même notre nature humaine est contestée : on vient de découvrir des hominidés d’espèces différentes, on en est à quatre ; espèces différentes ou dérivées ?
Nous voilà loin du champ mathématique, mais bel et bien dans celui de la philosophie…
Ces certitudes s’effritant intègrent la certitude de notre liberté. Des expériences troublantes en matière de neurologie font douter du phénomène du libre arbitre, de la conscience, de la volonté, etc.
La musique est-elle ou non le fruit du conscient ?
Un peu des deux, en fait. Après, il faut passer le tout au crible du conscient, dans la mesure où cela existe. La main – chez moi plutôt l’ordinateur, puisque je ne travaille pas à la table – devance la pensée, avec ses automatismes. Par exemple, l’appréciation subjective du temps est quelque chose que je fais de façon quasi instinctive, parce que si j’essaie trop d’interférer, je me trompe.
Est-ce l’idée qui détermine l’œuvre ? Pourquoi allez-vous soudain plutôt là qu’ailleurs ?
Parfois, des solutions s’imposent de manière évidente, brutale. Par exemple : je ne savais pas bien comment terminer Les sept Paroles ; j’avais une idée en tête mais sans vraiment trouver à la faire fonctionner. Tout à coup, la solution est venue et, de l’avis général, cette fin est l’un des moments les plus émouvants de l’œuvre. Il faut savoir accepter des choses qui peuvent paraître choquantes pour vous-même, parfois au niveau de l’expression ou de connotations éventuelles ; tant pis, si c’est une nécessité de la forme ou de l’expression.
Quels textes avez-vous utilisés dans Les sept Paroles ?
Je n’ai pas voulu utiliser les Paroles elles-mêmes, simplement imprimées dans le programme. La forme de la pièce est très claire. Il y a une introduction, suivie de sept moments qui correspondent aux sept Paroles. Chaque section est introduite par un son de cloches, tous variés ; la première est précédée d’un son de cloche, la deuxième de deux, la troisième de trois, etc. Elles sont toutes identifiables, on sait en permanence où l’on en est. Le chœur utilise des textes tirés de l’un des quatre Évangiles pour la première Parole, pour les autres de psaumes ou d’hymnes de la liturgie romaine ayant des rapports avec la Parole, chacune étant considérée essentiellement comme métaphore d’une expérience humaine. Tout cela est très ambigu, le concept même de l’Incarnation est le fait de transcender l’expérience humaine.
Est-ce un oratorio ou une cantate ?
Ni l’un ni l’autre, mais une forme spécifique. S’il faut la qualifier, le plus proche serait le poème symphonique ; un poème symphonique avec chœur, mais en aucun cas un oratorio ni une cantate. Toutes les parties s’enchaînent, mais les cloches séparent clairement, silence ou pas, chaque épisode. Le chœur, parfois, est une composante orchestrale, se comportant en groupe instrumental et, à d’autres moments, il sort de la masse orchestrale et chante, mais jamais a capella.
Considérez-vous Les sept Paroles comme une œuvre religieuse ?
Non. Qu’est que cela veut dire ? J’ai songé à ce sujet il y a longtemps, à l’époque de la Passion selon saint Luc de Penderecki, l’une de ses meilleures pièces, et du Requiem de Ligeti, remarquable. Ces œuvres m’ont donné l’envie d’utilise ce genre de masses. Mais je ne souhaitais pas de caractère liturgique. De fil en aiguille s’est imposé le thème des Paroles. D’autant qu’il fut peu traité, finalement (Haydn, Tournemire, etc.). Dans la musique dite spectrale et ce genre de techniques, l’utilisation du micro-intervalle pose problème aux chanteurs. La solution a été d’adopter ici le chœur virtuel. Je l’ai travaillé à l’Ircam. Ce que je voulais réaliser n’était pas même envisageable avec un chœur professionnel aguerri. Le chœur virtuel fait tout ce qu’un chœur humain ne peut faire : micro-intervalles, sons très aigus, très graves, très longs. Cette page m’a demandé douze heures de travail par jour pendant un an, pour cinquante minutes de musique. Tout devait marcher du premier coup : arrivé devant l’orchestre, j’ai eu trois jours de répétitions puis le concert !
Qui interprètera la création française ?
À Amsterdam, c’était Marin Alsop, une cheffe américaine. À Paris, Pascal Rophé dirigera l’Orchestre Philharmonique de Radio France. Mais, dans les deux cas, c’est le chœur de la Radio Hilversum.
Que représentent pour vous lesParoles prononcées par le Christ sur la croix ?
C’est le message qui est important, pas l’histoire. Je prends les Paroles sur cet angle. D’autre part, l’extraordinaire floraison artistique qui en a découlé m’intéresse. Il y a le message et tout ce qu’il a favorisé. En composant, je pensais à certaines peintures de la fin de la Renaissance, notamment à Jérôme Bosch et à la Crucifixion, avec son Christ grimaçant, ses couleurs sombres, et aux contrastes avec les peintures aux couleurs paradisiaques de Murillo avec l’Ascension de la Vierge, ou aux Moines de Zurbarán ; mais aussi à la série hyperréaliste des crânes de Dali avec un vu de dessus, vision cosmique de l’épopée mystique. La quatrième Parole, « Père, pourquoi m’as-tu abandonné ? », est un passage violent sur un choral spectral homophone. C’est là que se trouve le thème principal, le désenchantement du Monde, repris dans la septième, « Père, entre Tes mains, je remets mon esprit », qui conclut l’œuvre sous une forme interrogative.
Quel est votre message ?
Aucun. Je crée une matière que j’espère suffisamment riche pour provoquer quelque chose chez l’auditeur, dans son vécu intime. Ce qui m’intéresse aujourd’hui, c’est la période qui se situe entre la fin du XIXe siècle et la fin du XXe, une période de décadence, de désillusion de l’ordre moral qui reste encore sous-jacente. Je voulais une grande fresque, le côté religieux étant plus important pour l’expression lyrique que pour le contenu philosophique. Une pièce comme celle-ci peut être interprétée de façon différente par un croyant et par un athée, puisqu’elle s’adresse autant à l’un qu’à l’autre.
Quels sont vos projets en cours de réalisation ?
Je me consacre à la musique de chambre et à la petite forme… pour me reposer un peu. Côté orchestre, une œuvre concertante pour piano et orchestre et une autre pour Musica Viva et la Radio bavaroise, en coproduction avec l’Orchestre de Séoul, le New York Philharmonic Orchestra et le Koninklijk Concertgebouworkest, avec Pierre-Laurent Aimard en soliste.
Et pour la France ?
Un artiste français se doit de faire d’abord une carrière loin de ses bases…