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Chroniques
Umberto Giordano
Andrea Chénier | André Chénier
De même que la Muse s’avère capricieuse la Postérité. En 1874, Edoardo Sonzogno fonde à Milan une maison d’édition musicale qui mise sur les jeunes Français (Bizet, Massenet) et ses compatriotes liés au mélodrame vériste (Cilea, Leoncavallo, etc.). Pour repérer ces derniers, il organise une série de concours ouverts aux jeunes Italiens qui auront écrit des opéras en un acte. En 1884, le premier verdict tombe : un premier prix ex aequo distingue Guglielmo Zuelli (La fata del Nord) et Luigi Mapelli (Anna e Gualberto), tandis que Giacomo Puccini (Le Villi) n’est même pas jugé digne d’une mention. Pourtant, qui connaît encore les deux premiers ? En 1889, c’est au tour de Pietro Mascagni (Cavalleria rusticana) d’éclipser Umberto Giordano (Marina), classé sixième. Là encore, Mascagni reste célèbre pour ce seul ouvrage quand Giordano en écrirait de plus marquants, tels Siberia (Milan, 1903) ou Madame Sans-Gêne (New York, 1915), redécouverts ces dernières années [lire nos chroniques du 21 juillet 2022 et du 19 juillet 2013], sans même parler d’Andrea Chénier (Milan, 1896), régulièrement donné [lire nos chroniques des 26 novembre et 11 octobre 2019, du 28 juillet 2017, du 26 juillet 2014, du 19 septembre 2011, du 3 décembre 2009, des 14 mars et 7 mars 2008].
On le sait, le livret de Luigi Illica s’attache aux derniers jours d’un poète et journaliste français (1762-1794), figure majeure de l’hellénisme et de l’opposition à la Terreur. Au fil de ses quatre actes, certains vers résonnent étrangement dans la France actuelle à l’inflation galopante, avec un président abrasif qui s’est donné cent jours pour regagner en crédibilité grâce à trois grands axes « travail, ordre, progrès » (dixit le porte-parole du gouvernement, le 19 avril 2023) : Son sessant’anni, o vecchio, che tu servi! (Cela fait soixante ans, ô vieil homme, que tu sers !), Libertà e patate! (Liberté et pommes de terre !), Hanno accresciuto il pane! (Ils ont augmenté le pain !), etc. Or, comme l’analyse l’écrivain Laurent Binet durant la jacquerie moderne que fut le mouvement des Gilets jaunes – dont on n’oubliera pas la sanglante répression –, le désordre n’est qu’une conséquence de l’injustice, un désir de remettre les compteurs à zéro. Il ajoute, conscient de convictions inconciliables : « avec toute sa sensibilité d’aristocrate pourtant éclairé, Chateaubriand ne voyait dans les émeutiers du 14 juillet qu’une meute de pouilleux enragés. Il faudra attendre Hugo pour comprendre : l’ordre, c’est la tombe. Le désordre, c’est le rêve » (in Libido seditionis, extrait de l’ouvrage collectif Les désirs comme désordre, Pauvert, 2020).
L’un des pouvoirs de l’art est de synthétiser des situations complexes telle une révolution populaire. Giordano et Illica y parviennent ; Mario Martone également [lire nos chroniques de Torvaldo e Dorliska, Sancta Susanna, Macbet à Paris, Fidelio et Falstaff]. Pour cette production de 2017, au Teatro alla Scala où l’ouvrage n’avait pas été remonté depuis une trentaine d’années, le metteur en scène choisit l’épure et la clarté : un mur recouvert de miroirs dit la richesse et la vanité d’une certaine classe sociale quand une terrasse à ciel ouvert indique sans doute la précarité autant que l’ouverture au monde. Outre les décors variés de la scène tournante (Margherita Palli), on apprécie les costumes sophistiqués (Ursula Patzak) et la fluidité de groupes de choristes émérites (Daniela Schiavone, chorégraphe et assistante de Martone).
La distribution vocale est aussi de qualité. Ténor dramatique fort nuancé [lire notre chronique d’Il trovatore], Yusif Eyvazov (rôle-titre) forme le couple-vedette de l’ouvrage avec Anna Netrebko (Maddalena), magnifique de maîtrise et d’onctuosité. Les entourent Luca Salsi (Gérard), d’une puissance d’émission égale sur toute la tessiture [lire nos chroniques de Simon Boccanegra, Macbet à Parme, Andrea Chénier, Luisa Miller à Lausanne et Euryanthe] ; Annalisa Stroppa (Bersi), au mezzo incisif [lire nos chroniques de La favorite, Madama Butterfly, Norma, Nabucco et I puritani] ; Mariana Pentcheva (Comtesse de Coigny), à l’émission généreuse, et Judit Kutasi, Madelon émouvante, grâce à un grave tout en rondeur [lire nos chroniques de Siegfried, Un ballo in maschera et Salome]. Enfin, si l’on excepte Francesco Verna (Mathieu) qui manque un peu de justesse et de douceur, on dira notre satisfaction à entendre Gabriele Sagona (Roucher) [lire nos chroniques des Vêpres siciliennes, de Luisa Miller à Parme et d’I masnadieri], Costantino Finucci (Fléville), Gianluca Breda (Fouquier-Tinville) [lire nos chroniques de Turandot et de Carmen], Carlo Bosi (un Incroyable), Romano Dal Zovo (Schmidt), Manuel Pierattelli (Abbé) [lire nos chroniques de Lucrezia Borgia, Die Zauberflöte et Macbet à Palerme], avec une préférence pour le sonore Riccardo Fassi (Majordome, Dumas) [lire nos chroniques de Demetrio e Polibio et d’Il pirata]. En fosse avec l’orchestre maison, Riccardo Chailly évite tous l’excès du vérisme, lui préférant un raffinement délicat.
LB