Chroniques

par bertrand bolognesi

Umberto Giordano
Siberia | Sibérie

1 DVD Dynamic (2022)
37928
SIBERIA d'Umberto Giordano, filmé au Maggio musicale fiorentino en 2021

Du compositeur pugliese Umberto Giordano l’on ne connaît guère que l’opéra Andrea Chénier par lequel, avec la complicité de Luigi Illica – le fameux librettiste (La Wally de Catalani, Iris et Isabeau de Mascagni mais surtout Manon Lescaut, La Bohème, Tosca et Madame Butterfly de Puccini) –, il s’était emparé de cette figure de la Révolution que fut le poète français, décollé à l’été 1794 durant la Terreur. Avant la première milanaise du 28 mars 1896, sa verve vériste avait pourtant déjà livré Marina (1888), vite oublié, Mala vita (Rome, 1892) qui connut un certain succès, puis Regina Diaz (Naples, 1894), peu prisé de son temps. Après le triomphe de son Chénier [lire nos chroniques des productions de Lamberto Puggelli, Jean-Louis Martinoty, Claire Servais, Giancarlo del Monaco, Philipp Stölzl, Nicola Berloffa, Pier Francesco Maestrini et Mario Martone], le musicien poursuivit son chemin avec Fedora [lire notre critique du DVD], créé à Milan à l’automne 1898, puis Siberia, page à laquelle La Scala donnait encore le jour, le 19 décembre 1903. Si la version de concert donnée par Domingo Hindoyan lors de l’édition 2017 du Festival Radio France Occitanie Montpellier a marqué les esprits, l’œuvre demeure des plus rares à la scène. Nous la découvrions au Bregenzer Festspiele l’été dernier [lire notre chronique du 21 juillet 2022], tandis qu’elle avait été présentée au Teatro del Maggio Musicale Fiorentino l’année précédente.

Ce 7 juillet 2021, Tiziano Mancini [lire nos recensions des DVD Guillaume Tell, Otello, Der fliegende Holländer et La Wally] avait installé ses caméras dans l’édifice de Paolo Desideri afin d’y capter l’événement. L’inflexion russe du chœur liminaire, interprété par les artistes du Coro del Maggio Musicale préparés par Lorenzo Fratini [lire nos chroniques de Don Carlo à Florence et du Trittico], plante d’emblée le décor. À la tête de l’orchestre maison, Gianandrea Noseda signe une lecture expressive et très soignée qui ne réduit par la partition à ses élans véristes, par-delà sa couleur cinématographique qui inspira le metteur en scène. La référence constante de Giordano à la russité de l’argument, dont témoignent les variations de l’acte médian sur le célèbre Эй, ухнем !ainsi que la puissante teneur chorale des tableaux du bagne, impressionnante, se marie à un lyrisme moins débraillé que celui de ses premiers opus. La précision de cette interprétation et sa ciselure ô combien raffinée sont atouts de taille pour faire apprécier la musique des jouets, dira-t-on, bref intermède Allegro sostenuto pour la journée de repos des détenus (Acte III). L’efficacité de la facture musicale est indéniable, surtout lorsqu’on réalise que l’ouvrage repose essentiellement sur trois motifs.

Une quinzaine de solistes sont convoqués par le récit des amours de la belle Stephana, dévouée au condamné, parmi lesquelles l’on remarque le timbre particulièrement impacté de Davide Piva dans le rôle de l’Invalido, l’émission ferme et la voix robuste du jeune Francesco Samuele Venuti en Capitano et l’excellente Caterina Meldolesi qui, d’une voix égale sur toute la tessiture, mène habilement la ligne de la Fanciula. L’autorité naturelle de Francesco Verna surprend agréablement dans la partie de Miskinsky, la plasticité lumineuse d’Antonio Garès magnifie celle d’Ivan [lire notre chronique d’Otello à Pesaro] quand le chant élégant de Giorgio Misseri convient idéalement au Principe Alexis [lire nos chroniques de Marino Faliero et de Le nozze in villa]. D’abord mal assuré, Giorgi Sturua affirme cependant une voix chaude au timbre charismatique ; à partir du deuxième acte le ténor géorgien stabilise son Vassili qu’il nuance plus souplement. À l’opposé, la confortable fiabilité de George Petean conduit un Gléby plus que convainquant, doté d’une musicalité évidente [lire nos chroniques d’Il trovatore, L’elisir d’amore à Paris puis à Lausanne, Rigoletto, Les vêpres siciliennes, Simon Boccanegra et Macbet]. Enfin, la générosité vocale, dotée d’un riche legato, de Sonya Yoncheva triomphe en Stephana [lire nos chroniques de Dardanus, Otello à New York, Iolanta, La traviata, Iris, Le nozze di Figaro, Don Carlos à Paris, La bohème et Il pirata].

Le spectacle est introduit par un film aux séquences brèves nous mettant en contact avec la neige, la rue, un cavalier fougueux, un collier délicatement déposé sur la gorge d’une belle par un officier, un tacot Citroën, etc., selon l’esthétique particulière des annonces qui accoutument le public des salles obscures au climat d’une bobine à venir – vidéo de Luca Scarzella. Puis l’acte s’ouvre sur un intérieur Art Déco, réalisé par Gianni Carluccio également en charge de la lumière, qui situe clairement l’action dans les années trente du siècle dernier. Roberto Andò ne s’en est point tenu là : en cinéaste et scénariste qu’il est, le Sicilien fait soudain apparaître les éléments spécifiques d’un tournage, mettant ainsi en abîme le mode par lequel il s’exprime habituellement et l’opéra de Giordano. De chaque côté du décor – la scène dans la scène – sont alors projetés les mêmes fragments qu’au tout début. L’omniprésence de l’équipe de cinéma devient vite pesante, malgré le fait que les personnages soient eux-mêmes plutôt bien campés. Sur le vaste écran du deuxième chapitre, la route enneigée mène au bagne lointain à travers la steppe. En surplomb du cadre, une surcharge d’images bagnardes parasite la perception de l’action principale. Quant à l’avènement de Staline lorsque « Christ est ressuscité » pour la Pâques des travailleurs de force, comme en écho à la datation première, on ne perçoit pas s’il s’agit de nous projeter dans le final d’une bobine de propagande durant les grandes purges ou s’il n’y faut voir rien d’autre qu’une bouffée délirante – sans doute le phénomène fut-il plus clair pour qui aura perçu le réalisation in loco plutôt qu’à travers le prisme souvent réducteur de Mancini. Rien de convainquant, il faut l’avouer…

BB