Chroniques

par laurent bergnach

Umberto Giordano
Siberia | Sibérie

1 DVD C Major (2023)
762908
Valentin Uryupin joue "Siberia" (1903), opéra peu connu d'Umberto Giordano

Comme l’écrivent Charlotte Ginot-Slacik et Michela Niccolai, la stratégie fasciste d’encadrer chaque corps de métier n’épargne pas la musique. Naissent alors des organismes tels que Corporazione dello spettacolo (1930) et Sindacato Fascista Musicisti (1933), dans un esprit de promotion et de protection des valeurs idéologiques du moment. Sans surprise, la censure met son nez dans les livrets : fervent admirateur du Duce, Lehár est contraint de déplacer au Portugal l’histoire du capitaine déserteur de Giuditta (1933), tandis que Malipiero, malgré la correction de quelques vers ambigus sur la monarchie, voit l’arrêt des représentations de La favola del figlio cambiato (1934), décidé par Mussolini lui-même. Vient aussi le temps d’écarter les œuvres scéniques des nations opposées à la seconde guerre en Éthiopie (1935-1936), comme l’annonce le mensuel Musica d’oggi, en décembre 1935 : « au regard de ce qui a été dit ci-dessus, au Teatro alla Scala, à la place de Mignon de Thomas et de La légende de la ville invisible de Rimski-Korsakoff, on donnera Siberia de Giordano et Arlesiana de Cilea » (in Musiques dans l’Italie fasciste, Fayard, 2019) [lire notre critique de l’ouvrage].

Comparé à Andrea Chénier (1896) et Fedora (1898), du même Umberto Giordano (1867-1948), Siberia est aujourd’hui peu connu. L’ouvrage eut pourtant son heure de gloire puisqu’à la suite de sa création à Milan, le 19 décembre 1903, il parcourut le monde durant une décennie (Berlin, Vienne, Alexandrie, New York, Buenos Aires, etc.). Signé Luigi Illica, le livret conte en trois actes l’ascension et la déchéance de la courtisane Stephana, dans la première moitié du XIXe siècle, en Russie. Orpheline d’un milieu modeste, elle provoque la mort de son protecteur, le prince Alexis, en révélant être amoureuse du jeune officier Vassili. Ce dernier est condamné au camp de travail pénitentiaire et Stephana abandonne sa vie de luxe pour le suivre en Sibérie. Informée d’un moyen d’évasion par Gleby, son premier amant et proxénète, l’héroïne est mortellement blessée pendant sa tentative.

Enregistrée l’an passé au Bregenzer Festspiele [lire notre chronique du 21 juillet 2022], la production confiée à Vasily Barkhatov repose sur une quête identitaire située en 1992, soit au terme des années de perestroïka (reconstruction) et de glasnost (transparence) promues par Gorbatchev pour approfondir la déstalinisation du pays. L’émouvante Clarry Bartha incarne une vieille dame chargée d’une urne funéraire – elle chante aussi le court rôle de la Jeune fille, laissant comprendre qu’elle transporte les cendres de son frère –, qui s’éloigne de Rome pour consulter des archives à Saint-Pétersbourg et mieux cerner l’histoire de ses parents (Stephana et Vassili), notamment dans le camp sibérien de sa naissance. Sur cette famille aussi fusionnelle que difonctionnelle plane l’ombre de Gleby, sorte de père de substitution à la Shigolch qui déshabille et rhabille la courtisane comme si elle était une enfant, et berce le nourrisson de celle-ci comme s’il était de sa propre lignée. Les images filmées pour souder les actes et faire comprendre le propos de Barkhatov [lire nos chroniques de Jenůfa, Die Soldaten, L’invisible et Le joueur] sont bienvenues, mais celui-ci est mis à mal par plusieurs gros plans ineptes qu’adopte Tiziano Mancini pour rythmer sa captation. L’option vériste domine les costumes de Nicole von Graevenitz, un peu moins les décors de Christian Schmidt qui peuvent symboliser les portes du souvenir.

D’un bon niveau, la distribution est singulièrement réduite comparée à celle de Florence, l’année précédente [lire notre critique du DVD]. On aime le soprano chaleureux et souple d’Ambur Braid (Stephana) [lire notre chronique d’Irrelohe], le mezzo-soprano incisif de Fredrika Brillembourg (Nikona), le chant vaillant d’Alexander Mikhaïlov (Vassili), aux aigus faciles, et celui d’Omer Kobiljak (Alexis), vif et brillant, sans parler de Scott Hendricks (Gleby), au baryton sonore. Quatre artistes en pleine santé se partagent huit rôles secondaires : Manuel Günther (Ivan, Le Cosaque) [lire nos chroniques d’Almira, Fidelio, Alceste et Der Rosenkavalier], Unnsteinn Árnason (Walinoff, Le Gouverneur) [lire notre chronique de Madama Butterfly], Stanislav Vorobyov (Le Capitaine, Le Garde) et Michael Mrosek (Miskinsky, L’Infirme), sans doute notre préféré. Malgré une sollicitation encore plus infime, n’oublions pas Rudolf Medňanský (Le sergent). Enfin, applaudissons les subtilités cultivées par le Pražský filharmonický sbor (Chœur Philharmonique de Prague) préparé par Lukáš Vasilek, ainsi que celles de Valentin Uryupin [lire notre chronique d’Eugène Onéguine] à la tête de Wiener Sinfoniker excellentissimes.

LB