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Chroniques
Victorin Joncières
Dimitri
C’est assurément un objet singulier que ce Dimitri que ressuscite, avec le bel enthousiasme qu’on lui connaît et dont il ne se départit pas, le Palazzetto Bru Zane. Qui fut Victorin Joncières ? Un Parisien né en 1839 qui s’instruisit tôt dans les arts jusqu’à devenir compositeur, mais encore critique musical à La Liberté, s’engageant au fil de sa chronique pour les œuvres et les théories de Richard Wagner, bien avant la vague du wagnérisme français. Plutôt que de mesurer son talent au genre chambriste ou à la symphonie, c’est d’emblée par l’opéra qu’il se lance : Sardanapale en 1867 (d’après la pièce de Byron, Sardanapalus, 1821), Le dernier jour de Pompéi deux ans plus tard (d’après le roman de Bulwer-Lytton, The last days of Pompeii, 1834), contemporain d’un Concerto pour violon et orchestre ; puis ce seront La reine Berthe (1878) Le chevalier Jean (1885), enfin Lancelot du lac (1890, créé en 1900), à la suite du Dimitri de 1876, conçu dans la foulée et comme l’aboutissement de sa Symphonie romantique (1870) grâce à laquelle il « expérimente de nouvelles sonorités instrumentales » (Alexandre Dratwicki, dans la première contribution de ce livre-disque).
Un certain goût du monumental porte naturellement Joncières vers les sujets historiques. Après les affres éruptives du Ier siècle – peut-être n’est-il d’ailleurs pas indifférent qu’il ait trouvé son inspiration dans l’ouvrage de ce même Britannique chez qui le jeune Wagner avait puisé son Rienzi (Bulwer-Lytton, Rienzi, the last of the roman tribunes, 1835) –, il se penche sur la Russie du XVIIe, via Demetrius, fragments dramatiques rédigés par Schiller entre le 10 mars 1804 et le 1er mai 1805 en vue d’une tragédie dont la conception fut interrompue par la mort du poète, huit jours plus tard : ainsi le Wurtembergeois se passionnait-il un quart de siècle avant Pouchkine pour la fameuse énigme du faux-Dimitri, de même que le musicien presque en même temps (à quelques cinq ou sept ans près) que Moussorgski dont le Boris Godounov ne serait porté à la scène française qu’en 1908.
La concision de la structure induit un opéra où événements et déclarations se succèdent sans répit, tenant l’auditeur en haleine au fil de cinq actes percutants qui mêlent à l’intrigue politique une fiévreuse intrication amoureuse. Si par bien des aspects Dimitri entre dans le genre romantique « à numéros », ce qui le situe dans la proximité des Italiens mais aussi d’Ambroise Thomas, l’influence wagnérienne est indéniable. Il ne s’agit cependant pas de celle que vécurent les musiciens français de la génération suivante, tributaire de Tristan, du Ring et de Parsifal, mais d’un parfum tout droit venu du premier Wagner, évident dans les inflexions tendres de Lohengrin, les trémolos du fliegende Holländer et l’usage des vents. De fait, la production de jeunesse du Saxon intègre la manière italienne – Die Feen (1833), Das Liebesverbot (1834) et Rienzi (1837-40), bien sûr, auquel l’oreille pense souvent en découvrant Dimitri (une évidence dans le chœur de la Scène 5 de l’Acte II, par exemple, ou dans la romance du IV et la marche du couronnement, au V).
Dès l’Ouverture, Hervé Niquet ménage à l’interprétation un suspens des plus toniques, tout en ciselant les timbres en un dessin rigoureux. Encore ne démord-t-il jamais d’une veine poignante avec laquelle il nous fait traverser l’argument de tableau en tableau, avec la complicité précieuse des instrumentistes du Brussels Philharmonic. Outre un Vlaams Radio Koor qui signe une prestation fiable et vaillante, saluons un plateau vocal de belle efficacité. On retrouve des familiers du répertoire français qui le servent d’une diction parfaite, comme Jean Teitgen en Roi de Pologne très posé, mais aussi l’excellent Nicolas Courjal en Archevêque Job, timbre profond et autorité de la prosodie pour une incarnation investie. Présence ferme et couleur généreuse, la jeune basse Julien Véronèse convainc aisément en Prieur [lire notre chronique du 8 mars 2014], avec une onctuosité pour ainsi dire « bénie ».
Le rôle de Vanda semble moins avantageusement écrit. Jennifer Borghi en réalise sans encombre les vocalises, mais on apprécie moins un style un rien « vieillot » tendu par un tremblement parfois gênant (Amour verse en mon âme, Acte II). Une saine homogénéité sur toute la tessiture caractérise la Marina de Gabrielle Philiponet dont séduit l’ample inflexion. Enfin, deux chanteurs se distinguent particulièrement : Andrew Foster-Williams, qui prête un cuivre méphitique au noir Lusace, et le ténor Philippe Talbot dont la clarté et la souplesse illuminent le rôle-titre (somptueux Moscou, voici la ville sainte, Acte III).
La collection Opéra français des Ediciones Singulares s’orne désormais d’un nouveau volume remarquable à plus d’un titre, présenté dans un écrin de choix, selon l’habitude du Palazzetto Bru Zane : argument et livret au grand complet, un texte de Joncières lui-même sur la représentation des ouvrages français sur nos scènes dans les années 1880, une synthèse de l’impact de Dimitri en son temps ainsi qu’une contextualisation précise sont regroupés sous cette couverture bleu-tendre, dans une mise en page soignée offrant plusieurs illustrations. Une réussite !
BB