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Chroniques
Wayne Koestenbaum
Anatomie de la folle lyrique
Pour commencer, amusons-nous d’ouvrir ce livre un 8 mai 2020, date du centenaire de Touko Valio Laaksonnen, plus connu sous le nom de Tom of Finland. En effet, parmi les archétypes homosexuels, peu sont plus dissemblables que l’homme en cuir débridé et le collectionneur d’extases sonores ! Car c’est bien ce qu’est la « folle lyrique » (opera queen) : un fanatique qui accumule les versions discographiques, compile ses airs préférés et porte aux divas une adoration qui pardonne même les notes douteuses, réécoutées à l’envi…
S’il n’a jamais inondé ses idoles de lettres ou de fleurs, Wayne Koestenbaum connaît son sujet de l’intérieur. Pour son dixième anniversaire, ses grands-parents lui offrent ses trois premiers coffrets lyriques : Aida, Madame Butterfly, et « peut-être la pire Carmen jamais enregistrée ». En 1969, âgé de onze ans, il voit son tout premier opéra, à San Francisco. Par le programme soigneusement conservé, il sait que Jon Vickers, ce jour-là, était Radamès. Dix ans plus tard, tandis que beaucoup succombent aux pulsations rythmiques du disco, lui écoute en boucle le Caro nome de sa chanteuse préférée, Anna Moffo – c’est ainsi, « la folle lyrique doit choisir une diva. Les autres divas peuvent être admirées, appréciées, voire aimées. Mais une seule peut régner dans le cœur de la folle lyrique […] ». Koestenbaum a des amis et des amants – tels Bill, mort du sida en 1985, dont les disques Tannhaüser et Lohengrin rejoignent sa collection –, mais les soirées avec les gloires du passé sont vitales à ce fétichiste assumé, quitte à renforcer le cliché d’un sous-homme improductif et asocial. Le paradoxe est là : c’est parce que son corps est rejeté, dénigré par une vie sociale normative, que l’homosexuel le retrouve grâce à une écoute jugée outrancière, voire maladive.
« En dehors des disques, les anecdotes sont les seuls fragments d’une diva que je puisse tenir et répéter », assure notre disséqueur. Le cœur du livre fourmille de bruits de coulisses sur l’ascension des divas, puis leur passage de flambeau quasi érotique. S’y croisent Adelina Patti (1843-1919), Nelly Melba (1861-1931), Mary Garden (1874-1967), Rosa Ponselle (1897-1981), Joan Sutherland, et bien sûr Maria Callas, à laquelle un chapitre est dédié pour mieux comprendre celle qui joua avec le côté camp de l’opéra (ironie, théâtralité, etc.). De tout temps, les divas sont l’objet d’un culte et, comme l’analyse Koestenbaum, la culture gay s’empare des codes de la féminité extravagante nés autour d’elles « pour aider le moi stigmatisé à imaginer qu’il est reçu, cru et adoré ». Le reste de l’ouvrage foisonne d’informations et de remarques pertinentes sur l’art du chant, la rivalité entre le mot et la note, la confusion des genres que favorise la scène. Il s’achève par une anthologie de moments queer marquants : entrée de Tosca, valse de Juliette, folie de Lucia, aveu de Tatiana, ou la mort de Didon, Mimi ou Isolde, etc.
Paru à New York en 1993, à une époque où nombre d’intellectuels s’expriment sur l’homosexualité au cœur des années sida, l’ouvrage traduit par Laurent Bury bénéficie en France d’une préface et d’une postface de deux autres connaisseurs d’opéra, Olivier Py et Thimothée Picard. Ces deux-là usent de l’acronyme LGBT, voire LGBTQI, dont il faudrait stopper la tumescence avant d’atteindre au ridicule. Pourquoi ne pas le remplacer par DS : Différent Sexuel ? Joli clin d’œil à la fille qui sait parler bagnole, au garçon qui se sent reine de l’Olympe…
LB