Chroniques

par françois-xavier ajavon

William Bolcom
A view from the bridge | Vue du pont

1 coffret 2 CD New World Records (2001)
80588-2
William Bolcom | A view from the bridge

William Bolcom, compositeur américain né en 1938, a collaboré à deux reprises et avec beaucoup de succès avec le Lyric Opera of Chicago : en 1992 pour l'opéra Mc Teague, et en 1999 pour A View from the bridge, d'après la pièce de théâtre d'Arthur Miller. C'est à la captation de ce second opus, enregistré sous la direction de Dennis Russel Davis, que les disques New World Records nous permettent d'accéder avec beaucoup de plaisir.

Car même si cette œuvre a été jouée dans de nombreuses maisons d'opéra américaines, le public français ne pourra certainement jamais l'entendre en live sur le territoire national, et devra se contenter de cet excellent enregistrement pour se faire une idée de la vitalité de l'art lyrique au royaume de Mickey Mouse. David Goclkey, patron de l'Opéra de Houston, note d'ailleurs, dans un entretien donné à une revue du département d'état américain, que les disques et les DVD permettent aujourd'hui de prolonger la durée de vie d'une œuvre et de lui assurer une notoriété populaire bien plus large qu'auparavant : « Lorsque j'ai commencé ma carrière, il y a une trentaine d'années, nous savions tous que l'objet des premières mondiales était […] d'avoir une appréciation dans le New York Times. Alors, un opéra avait sa première mondiale et allait finir dans la poussière d'une étagère. Mais aujourd'hui, ce n'est plus le cas ».

Bolcom a su construire une œuvre à la fois dense et populaire, jalonnée d'opus scéniques accessibles, comme son « cabaret opéra » Casino Paradise (1990), et de pièces de musique de chambre composées pour les plus grands, tels Yo Yo Ma ou Isaac Stern ; une œuvre encore pleine de promesse couronnée déjà par un prestigieux Prix Pulitzer. En plus d'avoir un immense talent, Bill Bolcom ne craint pas de se reconnaître des racines musicales très populaires : ainsi, dans l'entretien qui est reproduit dans le livret qui accompagne A View from the bridge, il affirme que l'une de ses plus fortes sources d'inspiration fut Harry Warren, compositeur de musique de film et notamment de la chanson I only have eyes for you qui fit la fortune de quelques crooners, dont Franck Sinatra. Nous pourrions ajouter que Bolcom serait à classer dans la famille des plus sages compositeurs contemporains, de ceux qui ne cherchent pas à révolutionner la musique classique par des effets pédants, mais qui veulent offrir un bon moment d'entertainment à leurs auditeurs.

Mais cette volonté très sensible d'orienter toute l'économie de sa composition et de son univers vers le divertissement n’empêche pas Bolcom de porter à la scène des sujets tragiques. A View from the bridge est une pièce très noire, écrite par Arthur Miller dans les années cinquante. Franck Galati, le metteur en scène de l'ouvrage à Chicago, a cette fulgurance très éclairante sur Miller (qui est mort cette année) : il était une voix fondamentalement américaine, car il ne parlait pas uniquement avec son cœur mais avec sa conscience. C'est toute la force de cette œuvre splendide, basée sur un minimalisme de théâtre grec (comme le dit Miller lui-même dans l'entretien reproduit dans le livret), une économie du récit axée sur les sentiments les plus bruts qui peuvent se nouer dans un espace clos entre des humains en détresse et sous la pression du destin.

L'action se passe à Brooklyn. Eddie Carbone, un docker d'origine italienne du port de New York, dont les relations avec sa femme Béatrice ne sont pas au beau fixe, héberge sa nièce, la jeune et belle Catherine. Immédiatement la jeune femme le trouble atrocement. Eddie s'occupe aussi de cacher des immigrés clandestins de sa communauté ; il reçoit ainsi deux jeunes gens plutôt arrogants et séducteurs Marco et Rodolpho. Dès lors les jeux sont faits : Rodolpho séduit Catherine, dans un désagréable mélange d'amour sincère et d'intérêt (pour obtenir un mariage blanc). Eddie entre alors dans une croisade insensée pour faire échouer le mariage, qui le poussera à dénoncer aux services de l'immigration ses petits protégés et, au final, causera sa mort.

Dans l'entretien, Arthur Miller évoque sa passion pour le Wozzeck de Berg et révèle que Léonard Bernstein l'a longtemps courtisé, sans succès, pour adapter ses œuvres. On ne regrettera pas la vision pleine de dynamisme et de clarté de son œuvre par Bolcom, qui a travaillé étroitement avec Miller lui-même sur la mise au point du texte, et retranscrit de manière accessible, sobre et délicatement intelligente l'esprit et la lettre du texte initial. Bolcom fait notamment un usage du chœur grec qui donne à l'opéra une vraie dimension de tragédie, mais attention, une tragédie pour Broadway. On sait pourtant la difficulté paradoxale de l'adaptation d'un texte de théâtre à l'opéra, de trouver un tapis musical en adéquation avec une forme qui a déjà sa musicalité et son rythme propre. Britten a réussi avec Shakespeare, Poulenc avec Bernanos et, toutes proportions gardées, Bolcom avec Miller. On se délectera plus particulièrement des nombreuses arias, dont To America I sailed on a ship called Hunger où Marco parle de son statut de déraciné, ou But you know this man où l'avocat d'Eddie évoque la folie vengeresse de son client.

Cet enregistrement fera date pour des décennies : d'une part la captation est d'une qualité technique digitale sans reproche, et d'autre part le plateau de la création, réuni autour de l'Orchestre du Lyric Opera of Chicago, donne à l'œuvre une puissance dramatique impressionnante. L’Eddie de Kim Josephson et la Catherine de Juliana Rambaldi sont particulièrement saisissants de tension tragique. Impossible de commencer l'audition de cette œuvre sans l'écouter d'un seul tenant jusqu'à son final.

Le livret (en anglais uniquement) est exemplaire : en plus de comporter, comme nous l'avons déjà signalé, des entretiens avec Bolcom, Miller, etc., il propose des biographies documentées, un synopsis d'une grande clarté et le texte intégral de l'œuvre. Le tout complété par une bibliographie et une discographie sélectives sur William Bolcom, initiative louable dont devraient s'inspirer d'autres labels.

FXA