Chroniques

par bertrand bolognesi

Wolfgang Amadeus Mozart
Die Zauberflöte | La flûte enchantée

2 DVD Sony Classical (2014)
88843005729
Nikolaus Harnoncourt joue Die Zauberflöte (1791) à Salzbourg, en 2012

Comment libérer la belle princesse de l’ancien monde des griffes du nouveau ? En se faisant soi-même élire frère d’armes de ce monde-là. C’est en quittant le Royaume de la nuit et son irrationalité galopante, où s’illustrent trois sortes d’Euménides, que le jeune Tamino gagnera la belle Pamina : alors qu’il était parti combattre le Temple de Sarastro au nom de la Nuit, il entrera dans le sérail du Soleil, contre sa belle-mère, pour élever son amour au nom de la raison. Et comme tout univers nourrit sans le vouloir ses propres imperfections, à l’oiseleur Papageno, gentil absolu d’un cercle de méchants, fait pendant le lubrique Monostatos, verrue infecte à la surface d’une sphère de perfection morale.

Die Zauberflöte est un conte initiatique, on le sait, et voilà qui n’échappe pas à Jens Daniel Herzog qui, au Salzburger Festipiele, signait il y a deux ans une mise en scène d’une clarté indiscutable sur ce point. Non content d’approcher par la conception seule cette problématique du sérail, encore profite-t-il du lieu même de la représentation qu’il recycle en rappelant un aspect de sa destination d’origine. Nous sommes à la Felsenreitschule dont se laissent voir les fameuses arcades d’où regarder, admirer, juger les parades équestres. Car avant d’être la salle de spectacles où, depuis 1926, les festivaliers viennent se faire plaisir chaque été, l’endroit abritait l’exercice de la cavalerie des princes-évêques de Salzbourg. Rappelons qu’il fut édifié au pied du Mönchsberg (dans la roche duquel furent creusées ses alvéoles) en 1693 – par Johann Fischer von Erlach dont on peut voir d’autres architectures dans la cité autrichienne : de 1694 à 1708, il y construisit la Dreifaltigkeitskirche, la Johannes Spitalskirche, la Kollegienkirche, l’Ursulinenkirche et le Schloss Klessheim qui délimite les confins de la ville, sur la route du Berchtesgadener Land – et que s’y effectuait une âpre sélection, certaines recrues s’y élevant bientôt au rang de cavaliers d’élite quand d’autres s’en virent exclus.

Il va s’en dire que Monsieur Tout-le-Monde n’avait pas accès à de telles formations. En reproduisant sur scène les arcades du rocher, en effectuant un ballet de portails, de couloirs et de salles de classe où évoluent de professorales blouses blanches dispensant la bonne parole à un aréopage d’adolescents très formatés (tous arborent lunettes à monture épaisse, chandail de laine sur cols blancs ornés d’une cravate ou d’un papillon, cheveux dûment apprêtés, etc.), Herzog déplace judicieusement le labyrinthe de la Sagesse dans nos grandes écoles où n’importe qui n’entre pas, où n’importe qui ne reste pas, où les élèves ont volontiers recours à des substances plus ou moins illicites pour « tenir », quand ils ne se défenestrent pas allègrement, solutionnant par l’irrémédiable-implacable néant la suprême sélection. Le metteur en scène berlinois nous plonge ainsi au cœur de la problématique initiatique, véhiculée par trois enfants chauves en frac de remise de prix, et interroge la part d’inhumanité du dispositif d’éducation des élites, mais encore l’injustice sociale de son existence. Le suicide est bien présent dans le Singspiel de Mozart : en braves, Pamina – elle-même admise pupille du Temple ! – et Papageno en surmonteront la tentation ; il eût pu en aller autrement… Pour finir, il pleut des landaus, le cercle magique est offert par le couple-vedette aux enfants des oiseleurs : tandis que s’égorgent les « parents » (la mère de Pamina, le père spirituel de Tamino), le nœud du conflit, désormais surpassé par l’union des jeunes, finit en hochet de bébé, heureux triangle de force et de beauté.

À une option d’une telle hauteur de vue répond la direction incisive de Nikolaus Harnoncourt – par-delà l’erreur de perception que nous en publiions à l’époque [lire notre chronique du 19 août 2012]. L’impulsion très vive des cordes de son Concentus Musicus Wien surprend d’emblée, de même que les contrastes vif-argent, à l’opposé d’une lecture lénifiante. La couleur subtile des bois magnifie le conte, caresse divine qui, peut-être, vient dans l’épreuve déjouer les découragements humains. Point de halte, nulle convention : quitter l’adversité de deux mondes d’excès, voilà le mot d’ordre d’une fosse drue comme une utopie.

Lui est associée une distribution vocale de haute volée, en ce qui concerne les premiers rôles. Les autres ne sont pas toujours du même crin, avouons-le. Ainsi du Monostatos outrageusement aboyeur de Rudolf Schasching qu’il faut oublier vite. Mais aussi d’un trio de Dames mal équilibré dont l’oreille ne retient que l’excellente Wiebke Lehmkuhl. À l’inverse, saluons le legato tendre d’Elisabeth Schwarz (Papagena), la chaleur indicible du timbre de Julia Kleiter (Pamina), la santé du Papageno de Markus Werba, malheureusement surjoué – son air du glockenspiel est une petite merveille de nuance. Trois voix dominent le plateau : Mandy Fredrich dont la Königin est généreusement impactée et remarquablement précise, le Sarastro à la fois simple et somptueux de Georg Zeppenfeld (son hymne à Isis et Osiris…), enfin Bernard Richter, Tamino idéalement clair, évident et pur, à l’instar d’un personnage qu’il rend attachant. Les artistes du Konzertvereinigung Wiener Staatsopernchor ne sont pas en reste, de même que les jeunes Jakob Göpfert, Leopold Lampelsdorfer et Martin Vitcu (solistes du Tölzer Knabenchor) en énigmatiques Garçons.

BB