Chroniques

par laurent bergnach

Wolfgang Rihm
Jakob Lenz

1 DVD Alpha (2019)
717
Franck Ollu joue Jakob Lenz (1979), opéra de chambre de Wolfgang Rihm

Qui fut ce confrère malheureux dont Georg Büchner (1813-1837), géniteur de l’incomparable et inachevé Woyzeck, tira sa nouvelle Lenz (1835), en s’inspirant du journal tenu par le pasteur Johann Friedrich Oberlin qui l’accueillit chez lui quelques jours, du 20 janvier au 8 février 1778 ?

Fils d’un pasteur devenu évêque, Jakob Michael Reinhold Lenz (1751-1792) est l’un des principaux représentants du mouvement Sturm und Drang, avec des essais variés (philosophie, esthétique, etc.) et pièces mordantes telles Le précepteur (1774) et Les soldats (1776). À l’instar de Goethe, contributeur aux premières publications du jeune homme, beaucoup admirent ce brillant esprit sans le sou qui désespère sa famille par l’abandon d’étude de théologie et agace la bourgeoisie locale par son manque de respect. Côté cœur, il s’éprend en vain de Friederike Brion, ancienne maitresse de l’auteur de Faust, puis d’une baronne lettrée, Henriette Louise de Waldner de Freundstein, dont le mariage prochain le met au désespoir. Goethe continue de le soutenir jusqu’à l’heure de la brouille – de façon plus discrète, pour ne pas ruiner sa propre réputation –, notamment en lui offrant l’hospitalité chez une sœur, ainsi que la rencontre du physiognomoniste Johann Kaspar Lavater. Fin 1777, la route de Lenz croise celle de Christoph Kaufmann, un excentrique qui tente d’exister sous différents masques (apothicaire, pédagogue, végétarien, etc.). Début 1778, dans l’espoir de calmer une nervosité croissante, ce dernier accompagne le poète jusqu’à Waldersbach, le fief du directeur de conscience Oberlin. Mais ses crises de démence s’accentuent, que lui-même tente de calmer par l’eau glacée. En 1779, son frère le prend en charge. Lenz séjourne en Lettonie puis en Russie où son corps sans vie est retrouvé, un jour de printemps, dans une rue de Moscou.

Dans la seconde moitié du XXe siècle, Bernd Aloïs Zimmermann trouve dans Les soldats matière à un ouvrage lyrique présenté à Cologne en 1965 [lire nos chroniques des 23 avril et 3 mai 2018, 30 avril 2016, 31 mai 2014, 4 octobre 2013, 20 août 2012, 9 novembre 2010, 11 octobre 2006, et notre critique du DVD]. Une quinzaine d’années plus tard, c’est la nouvelle évoquée plus haut qui fait germer l’opéra de chambre de son compatriote Wolfgang Rihm (né en 1952) qui apprécie « la description d’un état au cours d’un processus de déchéance, des moments d’une perturbation mentale déjà accomplie, mais pas encore acceptée ». De l’œuvre présentée à Hambourg, le 8 mars 1979, sous la direction de Klauspeter Seibel, le livret est signé Michael Fröhling.

Dans cette coproduction entre Bruxelles, où furent enregistrées ces images en mars 2015, Stuttgart et Berlin [lire notre chronique du 5 juillet 2017], on retrouve Oberlin et Kaufmann autour du rôle-titre, impuissants à lui apporter l’apaisement : au bout d’une heure et quart, les bons conseils d’adulte équilibré et responsable – glorification du travail, mépris des larmes, etc. – laissent place à la camisole de force. Andrea Breth situe les treize scènes dans un décor naturel (rochers, eau) et un univers domestique (bibliothèque vide, table renversée) qui s’interpénètrent parfois. Georg Nigel incarne Lenz, baryton frisant la rhétorique baroque, avec une voix de tête récurrente qui traduit la diaphanéité d’un être sans force, aux sursauts hystériques. Familier des rôles extrêmes [lire nos chroniques de Violetter Schnee, Eight songs for a mad king, Die Tragödie des Teufels, O Mensch!, Wozzeck, et Faustus, the last night], l’Autrichien obtient vite notre empathie pour une souffrance abyssale antérieure à l’arrivée des neuroleptiques. Henry Waddington (Oberlin) et John Graham-Hall (Kauffmann) sont de solides partenaires, de même que les six membres d’un chœur jamais envahissant.

En fosse du Théâtre de La Monnaie, une douzaine de musiciens suivent la battue de Franck Ollu, efficace à rendre la fluidité de la partition, mais aussi sa scansion, source de moult possibilités expressives. Proposé sans bonus ni même saluts, cette captation consolera ceux qui ne pourront assister à la reprise du spectacle en juillet prochain, au Festival d’Aix-en-Provence.

LB