Chroniques

par katy oberlé

Œdipus Rex | Œdipe roi
opéra-oratorio d’Igor Stravinsky

Teatro communale, Bologne
- 12 octobre 2025
L’élégance du tragique selon Gabriele Lavia : Œdipus Rex à Bologne...
© andrea ranzi

Tandis qu’à Paris, c’est le mythe d’Hamlet qu’on interroge, moderne [lire notre chronique de la veille], nous approchons Œdipe à Bologne. Depuis plus d’un demi-siècle, Gabriele Lavia explore la scène italienne comme on creuse une mémoire collective, celle des mythes, des visages, des blessures. Qu’il soit de parole ou de musique, son théâtre a toujours cherché la beauté dans la clarté, le mystère dans la mesure. Avec cet Œdipus Rex du Teatro communale, il renoue avec un texte qui semblait l’attendre, où le destin se dit sans emphase et où la grandeur passe par la retenue. On ne saurait trop saluer le goût, le savoir-faire et la sensibilité de cet homme de scène dont chaque geste respire la culture du plateau. Rien d’illustratif, mais architecture mentale, un espace où le spectateur est convié à la cérémonie.

Sur scène, le grand masque tragique semi-enterré, les chaises alignées du chœur et la façade grise qui ferme l’horizon, tout évoque une agora suspendue hors du temps. Lavia, qui assume aussi la voix du Narrateur, y fait circuler la parole avec la lenteur d’un rite [lire nos chroniques d’I Lombardi, Giovanna d’Arco et I masnadieri]. Loin de courir vers la vérité, son Œdipe la découvre comme un souvenir enfoui. Dessinée par Daniele Naldi, la lumière tranche l’espace en clair-obscur, tandis que les costumes austères d’Andrea Viotti ancrent l’action dans une époque indéterminée, peut-être celle de Stravinsky.

Créé en 1927, Œdipus Rex signale chez Stravinsky un moment d’équilibre entre l’exploration rythmique du néoclassicisme et le retour au grand format sacré. Après les scandales de la période russe et les expérimentations plus fragmentaires d’Histoire du soldat, le compositeur songe à renouer avec une forme monumentale, stable, presque liturgique. C’est Jean Cocteau qui offre son livret, soit la tragédie de Sophocle transposée en latin, selon une idée aussi provocante que limpide : faire de la langue un voile, une distance, afin que l’émotion jaillisse de la musique. Autour du compositeur et du librettiste devenu récitant pour la création à Paris, Jean Daniélou et Serge Diaghilev forment un cercle amical, l’un pour la traduction latine, l’autre pour la production. À mi-chemin de l’oratorio et de l’opéra, la pièce interroge la possibilité d’un théâtre après la tragédie. Et c’est ce que reprend Lavia, sur ce fil : une scène qui parle d’elle-même, se sachant donc miroir.

Sous la baguette d’Oksana Lyniv [lire notre chronique de La pucelle d’Orléans], l’Orchestra del Teatro Comunale di Bologna trouve une tenue exemplaire. Pour commencer, trois Intermezzi symphoniques d’Ildebrando Pizzetti installent le climat : un prélude méditatif sur lequel s’inscrivent des images de l’Œdipe roi pasolinien – une manière élégante d’enraciner le mythe dans le sol même de la culture. Puis vient l’architecture stravinskienne, dirigée avec une autorité souple, sans sécheresse. Chaque bloc s’emboîte, chaque silence respire. Lyniv refuse la brutalité. Claire, sa lecture redonne à l’oratorio sa dimension classique. Préparé par Gea Garatti Ansini, le Chœur maison se montre à la hauteur du défi, grâce à une diction précise, une dynamique maîtrisée et une intensité jamais forcée. C’est lui, véritable peuple antique, qui donne au spectacle sa profondeur.

Dans le rôle-titre, Gianluca Terranova impressionne par la noblesse du timbre et la pureté de l’émission. Son Œdipe, plus lumineux que sombre, garde jusqu’au bout une fragilité d’homme. La scène du dévoilement atteint une simplicité bouleversante [lire notre chronique de La bohème]. Atala Schöck offre à Jocaste une voix ample, magnifiquement projetée. Son art du mot latin, sa musicalité fervente donnent à l’épouse-mère une chair tragique [lire notre chronique de Die Walküre]. Tirésias hiératique, Sorin Coliban impose une autorité calme par son grave profond [lire notre chronique de Das Rheingold]. À ses côtés, Anton Keremidtchiev (Creonte, Messager) fait valoir un métier sûr, une ligne nette, un timbre d’une homogénéité remarquable [lire notre chronique de Lohengrin]. Enfin, en Berger soigneusement ciselé, Sven Hjörleifsson sert avec sobriété la révélation [lire notre chronique de Mary, queen of Scots].

Loin de se contenter de faire revivre un chef-d’œuvre, la production bolognaise interroge notre regard sur le théâtre. Fidèle à son esthétique depuis des décennies, Gabriele Lavia y poursuit une méditation sur la responsabilité du metteur en scène. Portée par un plateau sans faiblesse, sa lecture d’Œdipus Rex atteint à ce rare équilibre entre distance et émotion – cérémonie lucide, d’une beauté aride, source d’apaisement.

KO