Chroniques

par bertrand bolognesi

Бори́с Годуно́в | Boris Godounov
opéra de Modeste Moussorgski

Opéra national de Lyon
- 15 octobre 2025
Vasily Barkhatov signe le nouveau BORIS GODOUNOV de l'Opéra de Lyon...
© jean-louis fernandez

On attendait beaucoup de la commande faite par l’Opéra national de Lyon à Vasily Barkhatov d’une nouvelle production de Boris Godounov. À l’encontre du spectacle que signait ici Philipp Himmelmann, en décembre 2002, cette fois ne sera pas joué d’acte polonais, la version choisie étant celle de 1869, tel qu’il est de plus en plus souvent d’usage ces derniers temps [lire nos chroniques des propositions de Calixto Bieito, Richard Jones, Ivo van Hove, Matthias Hartmann, Kasper Holten et Olivier Py]. De fait, encore le faut-il avouer, par-delà tout désir de retour aux sources, voire de quasi-délire d’authenticité, l’œuvre gagne grandement à cette concision (qu’il aurait donc fallu servir sans entracte) et, bien que le rejet de la patine de Rimski-Korsakov ne se justifie peut-être pas si facilement qu’on se plait à le croire, la prime partition se révèle puissante dans sa grande concentration.

Aussi ces qualités n’échappe-t-elle pas au jeune Vitali Alekseenok qui, au pupitre du Chœur, de la Maîtrise et de l’Orchestre de l’Opéra de Lyon, mène une lecture d’une clarté aussi inhabituelle que salutaire. Dans le déroulé d’une exploration anatomique humaine, la dissection découd la peau et montre bientôt les nombreuses couleurs cachées à l’intérieur du corps, tant par la lumière des graisses que par le réseau vasculaire et bientôt le contraste entre chaque organe. Quant à lui, le chef biélorusse a, préalablement au lever de rideau, dirigée sa visite jusqu’à l’os : son interprète affirme donc une pureté ferme, sans emphase ni complaisance du beau son mais sans celle, pour autant, de ces sortes de sauvageries dont parfois l’on affuble la musique de Moussorgski pour cet opéra qui n’est pas Une nuit sur le mont Chauve, pourtant conçu peu avant lui. Rien de trop, donc, sous la baguette de l’excellent Alekseenok qui toutefois laisse s’élever de la fosse les soli attendus, d’autant plus mis en relief quoique sans déroger à la saine aridité générale du parcours. La descente des cintres d’un ensemble campanaire presque rustique, que fait retentir un maître sonneur sur le plateau, est l’unique effet de son approche, un effet marquant avec la même vigueur le contenu musical et l’impact dramatique.

Il revient à un artiste du Lyon Opéra Studio d’ouvrir la cérémonie, le rôle de Nikititch étant confié à la basse Hugo Santos, ici applaudie il y a un an [lire notre chronique de Wozzeck]. Si la présence scénique satisfait, de même que la teinte vocale, il n’en va pas tout à fait de même d’une émission souvent flottante qui confère à l’organe un grand âge qui n’est certes pas celui de son propriétaire. De cette promotion 2024/26 sont également issus quatre autres récipiendaires : le mezzo-soprano étatsunien Jenny Anne Flory, comme poisson dans l’eau dans la partie de l’Aubergiste [lire notre chronique d’Il Turco in Italia] ; le soprano norvégien Eva Langeland Gjerde qui prête un timbre généreux à Xénia [lire notre chronique de Sette minuti] ; le baryton néerlandais Alexander de Jong – lui aussi remarqué dans Wozzeck à l’automne passé, mais encore dans Andrea Chénier [lire notre chronique du 15 octobre 2024] –, aujourd’hui ferme Chtchelkalov, doté d’une musicalité naturelle ; enfin, le ténor estonien Filipp Varik, Incroyable de Giordano, Fou chez Berg et Albaraz de Rossini, livre un Innocent infernalement lumineux, pour ainsi dire, la voix s’échappant sans le moindre effort, avec une souplesse inouïe et dans une exquise douceur, proprement envoûtante [lire notre chronique de Peter Grimes].

Dans l’ensemble, la distribution tient un bon niveau, ce que ne contredisent pas David Leigh, jeune basse à l’indéniable puissante qui campe un Varlaam confortable, ni Dora Jana Klarić, mezzo au timbre enveloppant, idéal pour la Nourrice. Saluons la fort bonne idée de recourir à un contre-ténor pour incarner le tsarévitch Fiodor, ce dont, avec les honneurs, se charge le Russe Iurii Iushkevich. Le quatuor de tête n’est pas en reste. D’un ténor robuste, puisant parfois dans une assise grave le corps de son solide aigu, le Letton Mihails Čuļpajevs offre à Grigori la gloire nécessaire. D’une basse plus cuivrée que de coutume, ce qui colore le rôle d’une véhémence bienvenue, Maxim Kuzmin-Karavaev est vocalement crédible en Pimène [lire notre chronique de Lucia di Lammermoor]. La facilité de projection caractérise le Chouïski de Sergueï Polyakov. Enfin, Dmitri Ulyanov se découvre un Godounov sensible et musical. Après un début un rien forcé, quoique ne déméritant point, l’artiste cisèle habilement son chant, notamment dans la scène de la carte, de toute splendeur [lire nos chroniques de The Saint of Bleecker street, Iolanta, Lady Macbeth de Mzensk au Salzburger Festspiele et à Paris, Le prince Igor, Sadko, Le coq d’or, La Juive, Don Carlos et Khovantchina].

Avec un métier que rien ne saurait lui enlever, le metteur en scène sait inventer d’innombrables trucs de théâtre que suscite un prédicat tranché. À ce chapitre, le tableau de l’auberge est une réussite et nul ne bouderait le plaisir qu’elle génère. De même avons-nous souligné plus haut la bonne idée du carillon in loco. Mais une option dévorante suffit-elle à magnifier un argument qui, peut-être, n’a pas besoin qu’on en fasse tant ? Vasily Barkhatov, dont bien souvent le travail fut apprécié dans nos colonnes [lire nos chroniques de Jenůfa, Die Soldaten, L’invisible, Le joueur, Siberia et Le Grand Macabre], place Boris Godounov sous contrôle d’un vaste complot, dominé par un méchant Chouïski très très vilain donnant à Pimène la balle de son suicide à venir, utilisable dès accomplie la mission secrète, puis recevant lui-même, pour finir, la balle obligée des mains de Chtchelkalov… et ainsi de suite, peut-on imaginer. Tout est simulacre, jusqu’au faux Innocent déguisé en Missaïl aux côtés de Varlaam. La chose est si naïvement radicale qu’elle s’avère forcément fonctionnelle, tout en ressemblant beaucoup à une pirouette sérieuse, une sorte de cabotinage à fronts tendus dont il sera éventuellement débattu dans les salons où l’on causent sans considérer que la chose n’est pas nouvelle du tout. « Tout a été dit cent fois et beaucoup mieux que par moi », écrivait un autre Boris – souhaitons-nous que l’artiste russe ne s’avise pas un jour de conclure en conformité avec le final du fameux poème1 –, et il n’est guère simple d’imprimer sa marque à une œuvre du répertoire, ce qui invite à des postures plus ou moins acrobatiques, comme ce CMP où l’on accompagne le TSA du tsarévitch et où se réunit la Douma mais, surtout, la disparition du chœur en tant que personnage principal de l’ouvrage à la faveur d’une intéressante critique sociétale (une population zombifiée par les téléphones mobiles que ces derniers rendent addicte aux news), dès lors réduit en-deçà même de la fonction décrite par l’illustre effondré de Turin2. Pour sûr, de cette production l’on attendait autre chose que sa sophistication simpliste.

BB

1 Boris Vian, Je voudrais pas crever, Éditions Pauvert, 1962

2 Friedrich Nietzsche : « Le chœur est le spectateur idéal pour autant qu’il est le voyant unique, le voyant de ce monde de vision qu’est la scène », in Griechentum und Pessimismus, oder Die Geburt der Tragödie aus dem Geiste der Musik, 1872 (L’origine de la tragédie)