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Chroniques
Alcina
opéra de Georg Friedrich Händel
Créée à Brno en février 2022, puis présentée à Versailles en mars, la nouvelle coproduction d’Alcina réalisée avec le Théâtre de Caen ne se contente pas d’affirmer une solidarité artistique européenne, désormais courante dans le monde lyrique. C’est aussi – et peut-être surtout – l’occasion de redécouvrir l’intégralité de la partition d’Händel, sans les coupes usuellement pratiquées, essentiellement au premier acte.
À la tête de son ensemble Collegium 1704, Václav Luks restitue les ballets cérémoniaux encadrant l’entrée en scène d’Alcina, dans une forme close, héritée de la tragédie lyrique à la française, qui rappelle la maîtrise cosmopolite des styles de l’époque par le Caro Sassone, figure s’il est en de ce que l’on appellerait la mobilité et l’assimilation européenne de son temps. Si ce choix rend justice à la conception originelle de l’ouvrage et, de concert avec la conception scénique, souligne la figure de souveraineté avec cour obligée, elle émousse quelque peu l’enchaînement initial des émotions et des sentiments – selon les critères plus usuels des successions de portraits d’âme que l’on retrouve pleinement dans les deux autres actes. On retiendra d’abord la qualité des pupitres de l’ensemble tchèque, équilibrant clarté des couleurs et souplesse du phrasé, emmenés par une direction qui n’a nul besoin d’appuyer les accents pour imprimer une expressivité naturelle et aérée, ramifiée dans une délicate alchimie de timbres et d’intentions suggestives.
Elle soutient admirablement les incarnations d’une distribution de belle tenue, à commencer par Karina Gauvin dans le rôle-titre. Le soprano québécois décline une évolution affective empreinte de sincérité : les calculs de la souveraine sont d’abord des manœuvres d’amour. Les ressacs de la ligne vocale consolident l’esquisse d’une belle consistance de sentiments, sans que la richesse de la musicalité n’en vienne à l’ostentation. Cette intégrité du chant et de la présence s’appuie sur un accompagnement orchestral, et plus particulièrement un continuo aux ramées discrètes et instinctives.
En Ruggiero, Ray Chenez s’affranchit rapidement des menues raideurs un rien acides de l’émission pour escorter, avec une acuité de l’intonation gagnant en corps au fil de la soirée, la résolution du conflit entre soumission aux sortilèges d’Alcina et fidélité à la vaillance et à la foi conjugale. Václava Krejčí Housková affirme un medium dense propice au travestissement de Bradamante, avant de révéler l’intensité de sa constance et de son cœur. Mirella Hagen ne néglige pas la virtuosité de Morgana, sans réduire le personnage à des notes haut perchées – en témoigne la tendresse repentante de Credete al mio dolore, avec violoncelle solo, à la fois sobre et moelleux. L’Oronte de Krystian Adam lui répond d’un ténor nerveux qui n’oublie cependant pas la cohérence de la tessiture. On saluera la robustesse et la rondeur du Melisso de Tomáš Král, compensant une palette à la chromie resserrée, tandis que le rôle d’Oberto n’est nullement sacrifié : avec la fraîcheur et l’élan d’Andrea Široká, il prend une ampleur dramatique inédite – aussi bienvenue que pertinente dans la conception dramaturgique de Jiří Heřman.
Le spectacle réglé par le directeur du Národní divadlo Brno met en images et en mouvements les illusions et enfermements du palais enchanté d’Alcina. Avec la complicité de Dragan Stojčevski pour les décors, sous les lumières tamisées par Daniel Tesař, le Tchèque façonne des tableaux d’une poésie aussi plastique qu’expressive. Si le procédé de la demeure en praticables pour mettre en avant quelque prison dorée de sortilèges n’a rien d’innovant, la division en surfaces spéculaires permet de faire flotter désirs et chimères dans des teintes et des formes ondoyantes relayées par la chorégraphie de Jan Kodet, laquelle ne se contente pas d’accompagner la scène de pompe introductive d’Alcina. Dessinés par Alexandra Grusková, les costumes ne craignent pas les chatoiements, voire les exubérances, jusque dans les masques faune et flore des amants délaissés, contribuant à l’humour des mouvements de mime et de danse, à l’exemple de l’autruche avec une main pour bec ; ils viennent désamorcer l’univocité des séductions sonores en un divertissement (aux facilités que certains chicaneront) où le génie de la partition n’est nullement trahi.
GC