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Chroniques
Anton Bruckner | Symphonie en ré mineur n°9
Christian Thielemann dirige la Sächsische Staatskapelle Dresden
Les grands orchestres du monde ont eu pour belle habitude de partir en tournée chaque année, visitant volontiers les mêmes villes avec une régularité propre à inviter la fidélité du public. Au fil du temps, les concerts parisiens de ces prestigieuses formations devinrent les rendez-vous des mélomanes. Ainsi en est-il allé des Wiener Philharmoniker, par exemple, ainsi que du Koninklijk Concertgebouworkest et autres Rotterdams Philharmonisch Orkest, Berliner Philharmoniker, etc., sans oublier l’excellente Sächsische Staatskapelle Dresden que l’on retrouve avec joie dans le printemps de l’avenue Montaigne.
Alors qu’à sa tête il donnait à Hambourg l’Écossaise (Mendelssohn) et la Lyrique (Zemlinsky) lundi soir, c’est la Symphonie en ré mineur n°9 d’Anton Bruckner que Christian Thielemann a choisi de faire entendre au Théâtre des Champs-Élysées. Aussi entreprend-il de faire venir de fort loin les premières mesures du Feierlich, misterioso, laissant bientôt se détacher avec soin le dessin des cuivres, auquel répondent des cordes inquiètes – de fait, le compositeur est obsédé par la crainte de quitter le monde avant d’avoir achevé son œuvre qu’il considérait comme la dernière. Le chef berlinois déploie une sonorité soyeuse comme il en a le secret, dont une pudeur subtile vient toutefois juguler les charmes. Avec une subtilité qui ne nous semble qu’à lui, il fait avancer ce premier mouvement dans une sorte de timidité du dire musical, absolument fascinante. De même qu’elle ne cède jamais à ce qui pourrait trop facilement atteindre quelque emphase, sa lecture non seulement inspirée mais indéniablement réfléchie n’infléchit aucun excès à une onctuosité effective qui s’impose comme naturelle, pour ainsi dire, discrète car allant de soi.
La grande réserve qui caractérise cette approche met plus en lumière l’écriture en collage, commune à Bruckner et à Mahler dans sa fragmentation particulière et les échos démultipliés au fil du temps symphonique, que les cellules répétitives, radicalisant les surplaces beethovéniens, qui marquent la facture brucknérienne. Par-delà un préjugé tenace qui la nie au compositeur autrichien, c’est une évidente modernité que ce choix interprétatif vient révéler. Au sein de chaque séquence, on admire la ciselure précieuse, sans joliesse sonore : le sens même de l’œuvre est tout entier véhiculé dans ces soins-là, la raison profonde et toujours inexplicable d’écrire encore et encore et encore, avec ce souci du parfait sans cesse dansant entre le doute et la réalisation, ad aeternam. Le final ne sera point spectaculaire : en l’écartant de toute vitrine Thielemann en place haut l’apogée tragique.
Avec une gracilité indicible surgit le Scherzo, tout en nuance, intelligemment travaillée sur le long terme. Moins intériorisée, l’agitation, que cristallisent les salves wagnériennes, ne se contente pas d’un joute de contrastes trop souvent rendue simplette. Encore la baguette n’a-t-elle que faire d’une suavité appuyée dans le Trio, lui préférant l’urgence pour toute élégance. De ce deuxième chapitre l’on pourra dire que l’interprétation souligne génialement l’inconfortable fièvre, insistante, épuisante.
Le vaste Adagio conclusif affiche une étrangeté envoûtante, sans séduction aucune, et, par là même, extrêmement puissante. Blessure et angoisse s’en disputent l’entrée, dans des accents de souffrance contrits menant vers une méditation instable, contrariée. Une nostalgie douloureuse habite le thème lentement dansant des cordes, ici porté dans une générosité ineffable du phrasé. Tout en profitant des timbres et des possibilités du grand effectif, Christian Thielemann éclaire la délicatesse de ce Langsam digne par un abord quasi-chambriste. De sa solennité l’amble parsifalien des cuivres rade salutairement toute promesse de miel ou menace de pathos. Le plus étonnant est que l’épisode demeure incarné, que la réserve, pour ne point dire la tenue que tant bien que mal ces mots tentent de transmettre, ne rime pas avec aridité. La magie provient ensuite de l’étirement limpide du sujet, sans déperdition de densité. Passé les derniers instants que traverse une lueur sereine, un long silence, ému et consterné, précède l’ovation.
BB