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Chroniques
Beethoven et Mahler par Mariss Jansons
Sinfonieorchester des Bayerischen Rundfunks
Programme court que celui tourné par le Sinfonieorchester des Bayerischen Rundfunks et Mariss Jansons, son « patron » pour la treizième année. Court, mais dense ! Il commence par Coriolan op.62 de Ludwig van Beethoven, ouverture de théâtre en ut mineur de 1807, que le chef letton aborde à partir du conducteur annoté de Gustav Mahler. On sait avec quel soin le chef Mahler remit sans cesse sur le métier les œuvres de Beethoven, interrogeant l’instrumentation et la révisant parfois, à l’instar de Richard Wagner quelques années plus tôt – sa version de la Neuvième fut huée à Vienne en 1900 à cause de l’ajout d’un tuba.
Une licence peut-être plus radicale encore s’affirme dans les changements apportés à Coriolan, qui la rendent plus tendue que l’originale. En sus des apports mahlériens, l’énergie indicible de Jansons violente les habitudes du mélomane. Il signe une interprétation ferme et acérée, mais sans sècheresse ni austérité. Ainsi, loin de s’épaissir, la masse orchestrale paraît-elle paradoxalement clair et rigoureuse, s’invitant dans un mouvement intense qui fait chanter les bois par-dessus la menace. La tragédie est là, qui n’échappe pas au public, suspendu en un silence grave après les derniers pizz’.
De fait, il n’en sortira guère, avec l’exécution captivante de la Symphonie en ut # mineur n°5 de Mahler. Admirant au passage l’élégante intelligence par laquelle le chef laisse la trompette solo sonner la charge, nous voilà d’emblée plonger dans des dangers indicibles. Rien de serein dans cette approche, bien au contraire : sans excès, la noire fanfare, leste et ténue, donne le frisson. Un tutti de Pandémonium rejoint sa forge métallique. La Trauermarsch va bon train, traversée tour à tour de la tendresse de la résignation et d’une révolte incandescente. Le troisième thème se développe d’un subtil feutre de cordes vers une semi-extase savamment entravée qui échappe à toute convention.
Enchaînant dans l’urgence un Stürmisch bewegt qui ne dément pas ses ténèbres, la « größter Vehemenz » indiquée par la partition vient déchirer cet épisode. La précarisation fort dosée des vents sur la suavité désuète des violoncelles – un pupitre absolument superbe, il faut le dire ! – souligne l’extrême modernité de l’œuvre, comme jamais. La tenue quasiment hiératique du thrène laisse pantois. On s’étonne ensuite de la formidable intelligibilité du dessin, laissant entendre dans la pléthorique débauche des timbres, fortissimo, ces détails qui construisent en secret son impatient lyrisme. Avortant les cataclysmes, le « sans-suite » conclusif est saisissant. Nouvel appel cuivré : celui du Scherzo, soudain débonnaire. L’insolence narquoise des bois infléchit bientôt cette apparente bonhommie vers des climats moins heureux. La mansuétude inattendue du contre-sujet offre une halte bienvenue à des héroïsmes désespérés qui toujours rôdent. Saluons au passage la santé de la formation bavaroise qui peut s’enorgueillir d’un fier niveau de chacun de ses pupitres, mis en valeur par cette partie médiane. La raréfaction dynamique mène à une danse de pizzicati très intériorisée, à partir de laquelle l’entrelacs des motifs s’effectue en grand mystère, échappant aux notions d’articulation et de timbre, déjouant la préhension du temps, impénétrable. Le geste final est proprement impératif.
Après un Adagietto fluide et ohne Zuckerzusatz, loin de ces sentimentalismes cinématographiques où se pâment diverses énurésies prétendument mélomanes – rappelons-nous le chuchotement rageur de Pasolini durant une projection appelant ses plus vives réticences (Luchino Visconti, Morte a Venezia, 1971) : « se vedo ancora un ombrellino, urlo ! »1 –, l’enlevée pastorale introduit le Rondeau dans une lumière d’angélus. Quelle vigueur dans la conjugaison des humeurs et le crescendo des frémissements ! D’inénarrables velours contrepointent la kermesse finale. Mariss Jansons mène une version expressive et robuste qui emporte les suffrages.
BB
1 in Mathieu Riboulet, Entre les deux il n’y a rien, Éditions Verdier, 2015