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Chroniques
Blühen | Éclore
opéra de Vito Žuraj
Affronter courageusement la fragilité de la vie, voilà ce que semblent s’être donné pour mot d’ordre les maîtres d’œuvre de Blühen, repris sur la scène du Bockenheimer Depot en ce début de saison 2025/26 de l’Opéra de Francfort. Créé avec succès en janvier 2023, cet ouvrage lyrique du compositeur slovène Vito Žuraj [lire nos chroniques de Fired Up, Tension, Quadriptyque et Chrysanthemum] confirme maintenant sa place parmi l’un des plus intéressants de ces dernières années. Commande de l’institution allemande, le livret d’Händl Klaus s’inspire d’un fait divers : dans un couple âgé dont la tendresse ne s’est pas épuisée, l’un tombe malade, l’amour devenant alors miroir du disparaître. Sous sa simplicité narrative, Blühen cache une écriture musicale d’une redoutable précision. Né en 1979, Žuraj, bien connu pour ses pièces d’orchestre aux textures éclatées, adopte cette fois un langage intériorisé que tissent un parlato suspendu, des souffles instrumentaux et aussi des sortes de grincements que l’on pourra penser organiques.
Le compositeur cherche sans doute moins à raconter qu’à faire ressentir la palpitation du corps, le trouble dans la voix, la lente désagrégation du temps. Sa musique s’enracine dans l’instant de l’écoute, dans le choc du réel, lorsque l’avenir n’est plus source d’espoir. Elle a été écrite pour l’Ensemble Modern dont la virtuosité fait ressortir les moindres frémissements : percussions effleurées, cordes en apnée, bois quasi respiratoires. D’une tendresse hallucinée, la partition, subtilement servie par Michael Wendeberg, se confine plus volontiers dans le format chambriste et ses délicatesses que dans la démonstration.
Figure légendaire du chant devenue metteuse en scène [lire notre chronique de Capriccio], Brigitte Fassbaender signe un travail à l’équilibre rare, entre retenue et intensité. Dans le décor quasi abstrait de Martina Segna [lire notre chronique de Simon Boccanegra] – un tronc d’arbre fendu, hérissé de bulbes bleus, métaphore des cellules en mutation –, les gestes se raréfient et les regards suffisent. Fassbaender met en valeur l’humanité nue de ces deux êtres qui, au bord du silence, cherchent encore une forme d’éclosion (Blühen se traduirait littéralement par Fleurir). Il faut saluer l’audace tranquille du résultat, la grâce dénuée de pathos, comme habité d’une discrétion qui le rend encore plus touchant.
Aujourd’hui, Blühen continue d’interroger ce qu’il reste d’humain à la veille de la dissolution de l’être, en ne prônant ni la résignation ni la consolation. La sobriété des costumes d’Anna-Sophie Lienbacher et la presque trivialité d’une lumière sans histoire que ménage habilement Jan Hartmann démultiplient le sentiment de proximité extrême que le spectateur peut ressentir pour les personnages et la situation, dont on applaudit le mezzo-soprano facile de Bianca Andrew en Aurelia [lire nos chroniques de L'Africaine et de Giulio Cesare in Egitto], le ténor sans problème de Michael Porter en Ken [lire notre chronique de Tristan und Isolde à Francfort], de la basse solide d’Alfred Reiter, Docteur Muthesius très efficace [lire nos chroniques de Parsifal, Tristan und Isolde à Genève, Der Rosenkavalier, Das Rheingold à Francfort puis à Genève, Les Troyens et Le Grand Macabre], l’Anna présente du soprano Karolina Bengtsson [lire nos chroniques de Francesca da Rimini, Madama Butterfly et Macbet] et enfin le baryton doux de Jarrett Porter dans le rôle d’Edgar [lire notre chronique du Vin herbé]. Blühen présente avec une simplicité salutaire la beauté de l’instant avant qu’il s’éteigne : éclore, ce pourrait être apprendre à mourir.
KO