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Chroniques
Bordeaux latino !
Paquito D’Rivera, Alberto Ginastera, Silvestre Revueltas et Roberto Sierra
Quoique sur l’extrémité occidentale du parcours de la Garonne, quelques kilomètres avant son embouchure dans l’estuaire de la Gironde – à quelques milliers de miles en face du plus vaste du monde, celui du Saint-Laurent, dans ce Nouveau-Monde dont l’histoire est liée en partie aux régions atlantiques françaises, le fondateur de la ville de Québec, Samuel de Champlain étant originaire des terres saintongeaises de la rive droite de la Gironde –, Bordeaux n’est pas étrangère au voisinage de l’hispanité et à son prolongement américain – pas seulement pour avoir été la dernière demeure de Goya. Ainsi l’Orchestre National Bordeaux-Aquitaine propose-t-il un programme festif aux couleurs (et pulsations) latino, balayant presque un siècle de musique, depuis les années quarante jusqu’aujourd’hui, sous la direction vitaminée de Manuel Hernández-Silva.
La soirée s’ouvre avec la suite Redes que Silvestre Revueltas (1899-1940) a tirée de la partition qu’il avait écrite pour le film éponyme (1936), documentaire devenu fiction autour de la dure vie des pêcheurs de la région de Veracruz [lire notre critique du DVD de cette pellicule d’Emilio Gómez Muriel et Fred Zinnemann]. La pulvérulence augurale, emmenée par un appel cuivré, installe tout de suite une immersion cinématographique dans l’élément marin qui ne renonce pas au sens de la couleur hérité de l’école française. Le deuxième épisode, Funeral del niño (Funérailles de l’enfant), prend l’allure d’une mélopée étirée, entre autres, par les plaintes du hautbois ou de la clarinette, qui contrastent avec l’énergie de la Salida a la pesca (La sortie de pêche), devenant martiale dans celle de la Lucha (Lutte), ponctuée par des traits coruscants. Le final, Regreso de los pescadores con su compañero muerto (Retour des pêcheurs avec leur compagnon mort) referme cette succession de tableaux façonnés par une authentique maîtrise de la composition formelle comme de l’expression dans laquelle se jettent sans réserve les pupitres bordelais.
La raison d’être de la soirée est d’abord la verve de la trompette de Pacho Flores, dédicataire de deux concerti donnés pour la première fois en France, et qui n’hésite pas à jouer avec la complicité du public, aux limites du cabotinage, çà et là, dans des cadences à la virtuosité démonstrative. La première française du Concerto venezolano de Paquito D’Riviera (né en 1948), créé en 2019 par le soliste vénézuélien avec l’Orquesta Sinfónica de Minería au Mexique, avant une reprise à Liverpool, Valencia et San Diego, met en évidence une technique consommée au service d’une écriture éclectique, à l’image du compositeur, musicien de jazz d’origine cubaine, installé aux États-Unis depuis les années quatre-vingt. La danse se conjugue à l’idiome des quatre instruments de la famille de la trompette qui se succèdent au fil de la partition, déclinant des teintes différenciées : trompette en ut, cornet soprano en ut et en fa, et bugle, ce dernier contribuant avec son moelleux reconnaissable à un intermède moins extraverti.
Après l’entracte, la suite de danses du ballet Estancia Op.8 d’Alberto Ginastera, sans doute l’une des pièces les plus connues de l’Argentin, interprété avec une indéniable générosité. Après le motorisme des Trabajadores agricolas (Les travailleurs agricoles), la tendresse de la Danza del trigo (Danse du blé) et la vigueur desPeones de hacienda (Les travailleurs de la Hacienda), s’épanouit l’irrésistible Malambo final.
La première française deSalseando de Roberto Sierra (né en 1953) – commande conjointe de l’ONBA, du Royal Liverpool Philharmonic Orchestra, de l’Orquesta Sinfónica de la Región de Murcia et de l’Orquesta Sinfónica do Estado de São Paulo – conclut la soirée sur une même exubérance latine et rythmée, également portée par quatre instruments cousins : trompette en ut, cornet en si bémol et en la, bugle en si bémol. Les tempi des trois mouvements renseignent immédiatement. Le Salseado versatile fait dialoguer le soliste avec des grappes orchestrales. Le Tempo de Bolero central distille une sève mélodique qui émerge de et s’évanouit vers les confins du silence, avant la cavalcade du Veloz final arrachant l’enthousiasme du public. Pour privilégier l’immédiateté presque animale du plaisir aux expérimentations plus intellectuelles, voire parfois au bon goût, ces deux concerti pour trompette témoignent de la vitalité d’une création contemporaine sortie de certains des ghettos où elle est parfois recluse.
GC