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Chroniques
Bruno Maderna et Luigi Nono
Jonathan Nott et l’Ensemble Intercontemporain
Ouvert mardi par une exécution concertante du Farnace de Vivaldi (Pleyel), le cycle Venise proposé par la Cité de la musique confronte différents âges de la production musicale de la Sérénissime, pour revenir dans quelques jours (24 janvier) à celle du prete rosso. Ainsi, la soirée de jeudi alterne des pièces de Gabrieli, Bassano et Frescobaldi à d’autres de Nono. Si les trois quarts de cette programmation explorent un passé plus lointain (avec cinq concerts sur huit, en sus du millefeuille évoqué plus haut), elle offre deux rendez-vous avec un univers qui devrait nous être plus proche, situé entre 1950 et 1983.
À y regarder de plus près et sans complaisance, force est de constater que si la musique de Luigi Nono demeure relativement rare en France, celle de Bruno Maderna n’y est presque jamais jouée. La musique italienne de ces années-là reste liée à l’Allemagne d’alors, véritable laboratoire (de recherche, de réflexion et de création) rendu possible à la fois par le contexte économique et administratif particulier et par le besoin sensible après-guerre de regarder l’avenir, plutôt qu’un passé difficile, à travers la radicalité d’une nouvelle modernité dont Darmstadt fut l’émetteur principal.
Mais ce n’est guère en abordant les circonstances qui virent émerger les œuvres de Nono et Maderna, comme celles de bon nombre des « classiques » de la seconde moitié du XXe siècle, que l’on s’expliquera le peu de rayonnement qu’on leur accorde de ce côté-ci du Rhin. Des raisons, il y en a plusieurs. Tout d’abord, et assez simplement, Maderna est mort jeune (cinquante trois ans), ce qui, inévitablement, bloqua la perception qu’on put avoir de son travail ; de fait, son goût du pastiche s’en trouva sublimé par le génie propre d’un autre italien, Luciano Berio, à transmuer les citations. Par ailleurs, l’engagement « humain » de Nono – qui corrigeait tous ceux qui l’appelait engagement politique– gêna les consciences françaises, au point de provoquer l’éloignement de certaines d’entre elles qui, peut-être en vertu d’un souvenir baudelairien qui les dispensait de la regarder de plus près sans en préjuger, refusèrent de se faire les relais de sa musique. Enfin, la discrétion, l’intériorité et le recueillement des derniers travaux de Nono ne retinrent pas les oreilles françaises, malgré l’action menée par le Festival d’Automne à Paris à partir de 1987.
Aujourd’hui ?
Par un phénomène bien connu des observateurs, une partition comme Guai a gelidi mostri (1983) atteint soudain des mélomanes d’une trentaine d’années qui lui offrent une écoute quasi religieuse. Créée à Cologne le 23 octobre 1983, cette pièce réunit deux voix graves, un ensemble instrumental (alto, violoncelle, contrebasse, clarinette, flûte, tuba) et un dispositif électronique. Avec ce Gardez-vous des monstres gelés, Nono, après Nietzsche, désigne l'État comme le monstre contre lequel il déclare ne devoir jamais cesser de lutter. Depuis deux ans et pour deux ans encore, il travaille avec Massimo Cacciari à son Prometeo (tragedia dell'ascolto) lorsqu'il achève cette page, ayant recours au collage effectué par le même philosophe (à partir de textes empruntés à Benn, Michelstaedter, Nietzsche, Ovide, Pound, Rilke, Rosenzweig) et aux peintures d’Emilio Vedova. Annonçant cette tragédie de l'écoute, Nono invite ici le public à un rite nouveau, lui demande de « savoir écouter les pierres ». On a dit alors qu'il s'enfermait dans un hermétisme touchant à l'effacement, au silence ; il serait plus juste de considérer qu'il sut, pour qui a bien voulu s'y rendre disponible, toucher par des oreilles troublées, déroutées, atteindre le sentiment du sacré en chacun de nous. Echos, murmures, hauteurs incertaines, lent déroulement moins statique qu'il y paraît, tout concoure avec une délicatesse presque apeurée – doutant sans cesse d'elle-même – à nous déposséder des habitudes auditives, à jeter les armes inutiles pour prendre une conscience neuve des véritables.
Grande prêtresse nonoenne de toujours qui créa l’œuvre en 1983, nous retrouvons vendredi le contralto Suzanne Otto dans une exécution subtilement équilibrée que conduit un Jonathan Nott clinique à la tête de l’Ensemble Intercontemporain. On gardera longtemps en tête les profonds et troublants Mensch (quatrième section, Entwicklungsfremdheit) de la voix de Noa Frankel.
Ces deux soirs sont également guidés par un miroir d’hommages : celui de Nono à Schönberg avec les Variazioni canoniche sulla serie dell’Op.41, samedi, celui du même à Dallapiccola – Con Luigi Dallapiccola – et celui de Wolfgang Rihm à Nono, la veille – Abgewandt 2. Créée le 11 novembre 1990 à Gütersloh, cette œuvre se tourne vers la dernière manière du Vénitien, épurée mais non austère, Rihm faisant sien le matériau avec une touche contrastée dans l’insistance il se révèle. Nott et l’EIC en livrent une interprétation soignée.
Composée en 1979 pour six percussionnistes, trois modulateurs, trois générateurs de fréquence, et quatre pick-up, Con Luigi Dallapiccola est une confrontation du parcours de Nono à la pensée musicale de son aîné, plutôt qu’un hommage traditionnel. L’approche des étudiants de la classe de percussion du CNSM de Paris ouvre idéalement le premier de ces concerts par ce rituel. Enfin, les plus fréquentes Variations canoniques, qui induisent brillamment la conduite de l’auteur, est desservie par les cordes de l’Orchestre Philharmonique de Radio France, en petite forme. Dès l’abord surprennent de douteuses attaques du violon solo et du violoncelle solo, de même que le peu de fiabilité des tutti, par la suite. En revanche, Catherine Cournot (piano) dédie à sa partie un fin travail de sonorité, à travers une souple articulation de chaque phrase. Au pupitre, Zoltán Peskó livre un énoncé d’une clarté salutaire, soulignant une constante de l’écriture de Nono : un tactus dont l’imperturbable régularité suspend paradoxalement la notion du temps.
La naissance progressive, à partir de cellules fragmentées et d’entrelacs de cordes, du Giardino religioso de Bruno Maderna, page d’orchestre créée à Tanglewood en août 1972, enchaîne de latents relais mélodiques, annoncés puis ponctués par deux harpes. Le dispositif imaginé par le compositeur restitue fidèlement chaque timbre, tout en fondant certains traits des deux pianos à ceux des harpes. Une cadence de percussion délimite une nouvelle période, le chef mettant lui-même « la main à la pâte », de même qu’il caresse les cordes dans le ventre des « crocodiles de concert ». La gestion des différentes couches d’intervention s’avère probante, dans une œuvre ayant plusieurs fois recours à l’improvisation et requérant, de ce fait, une autre présence des instrumentistes à son déroulement.
Enfin, la lecture du Venetian Journal de 1971 [lire notre chronique du 26 février 2004] déçoit : peu concernés, les musiciens oublient de s’amuser dans ses voltefaces kitch, tandis que Corby Welch, qui possède indéniablement de grandes qualités vocales et musicales, demeure mal distribué dans ce rôle dont l’humour nécessite un ténor plus spinto.
BB