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Chroniques
création française de Focus de Péter Eötvös
Marcus Weiss, Orchestre National de Lille dirigé par Elena Schwarz
Avec pour titre De Mozart à Eötvös, ce concert de l’Orchestre national de Lille dessine une arche entre la fin du XVIIIe siècle et le début du XXIe : c’est dire si le programme foule allègrement les frontières, abandonnant l’appellation classique au seul profit de la musique tout court dans le même temps où contemporaine n’a vraisemblablement d’autre acception que d’avoir été écrite de notre vivant, par-delà les batailles de clochers.
Depuis toujours, le compositeur et chef hongrois a montré son amour pour la musique du Salzbourgeois, et l’on se souvient de son premier quatuor, Korrespondenz (1992), qui explorait de l’archet l’échange de lettres entre Leopold et son fils Wolfgang [lire notre chronique du 3 août 2016]. À partir d’une sorte de concerto pour cymbalum ou marimba et ensemble de chambre, créé en 2014 à Porto, Eötvös conçoit une nouvelle page pour grande formation qui répond à une commande du Mozarteumorchester Salzburg, Dialog mit Mozart, créée in loco par son commanditaire, à l’hiver 2016. Dans soixante-trois fragments contenus dans les cahiers conservés de Mozart, il en choisit onze et les tisse avec neuf thèmes dont il est le seul auteur, décidant de signaler par un bref motif confié aux crotales les extraits de son aîné. Si l’on rapprochait l’œuvre de certains aspects de celle de Luciano Berio, lorsque nous la découvrions à Budapest il y a deux ans [lire notre chronique du 21 février 2020], on pense plus, lors de la présente écoute, à Bernd Alois Zimmermann qui fut brièvement son maître à Cologne, à la fin des années soixante – il serait cependant excessif de comparer la démarche de Dialog mit Mozart avec la truculente Musique pour les soupers du roi Ubu du Rhénan (dont la première eut lieu à Berlin en janvier 1968). Loin de s’en tenir timidement à baliser l’entrelacs par le signal ci-avant décrit, le musicien le répète soudain, pour ainsi dire sans raison, ce qui le détache de sa prime fonction. La fine malignité de cette manière contamine tout l’opus, et l’on se prend à en imaginer une approche plus souriante que celle-ci – car, il le faut avouer, Elena Schwarz signe une interprétation vraisemblablement trop franche où les gros traits sont légion [lire notre recension du CD récemment édité par BMC].
À Cologne, le 15 janvier dernier, la cheffe donnait le jour à Focus, concerto pour saxophone, à la tête du WDR Sinfonieorchester, avec Marcus Weiss en soliste. Disant de l’instrument que depuis son enfance il lui « donne l’impression de chanter moi-même », Péter Eötvös, après avoir beaucoup écouté les grands saxophonistes improvisateurs du monde du jazz, introduisit volontiers des parties de saxophone dans ses œuvres d’orchestre comme dans ses opéras. C’est pourtant à soixante-dix-huit ans seulement qu’il lui offre un concerto. À partir de la technique photographique et cinématographique du focus, à la fois gros plan et mise au point, le compositeur joue adroitement sur l’arrière-plan et le premier plan, leur vie propre, leurs distances et leurs fondus éventuels. La même équipe le donne en première française, avec l’Orchestre national de Lille.
Un babil nerveux du saxophone ouvre le premier mouvement, tandis qu’un discret saupoudrage orchestral vit sa vie par ailleurs. La percussion vient alors tonifier des répons de vents, sur un mode expressif qu’inauguraient les pizz’, laissant la curieuse impression que quelque chose résiste, refuse de commencer. À peine le temps de formuler cette remarque que le geste s’épaissit dans une tension musclée. Aux cordes graves revient d’explorer la réminiscence du premier thème de saxophone, au fil d’une promenade plus calme qui caractérise le second épisode du chapitre, la partie soliste chantant dolcississimo un mélisme secret. Les plans se rapprochent de plus en plus, puis se crispent sur une seule note. À la percussion revient de lancer le deuxième mouvement. L’orchestre bondit, à travers un motif en pluie, plusieurs fois répété. La partie solistique est, dès lors, moins tendue dans les attentes spectaculaires attendues et laisse poindre un lyrisme charmeur. L’invention timbrique et rythmique d’Eötvös bat son plein. Une fragmentation paraît déconstruire la partie médiane, avec des souvenirs jazziques évidents qui traversent certains traits sans qu’aucun sort ne leur soit fait. Gageons que des cordes plus scintillantes ne gâcheraient rien… Le retour de la pluie est contrepointé par la lumière campanaire d’une ascension obstinée. Une quasi-cadenza contraire à l’habitude virtuose prise vient fermer cette partie, sorte de recitativo méditatif du saxophone. Drue, une batterie gagne les pupitres en montant : le dernier mouvement est engagé. S’ensuit une chute lente, molle, osera-t-on dire. L’entrée du soliste s’effectue dans un savant brouillage de trompettes ensourdinées. Le trombone, péremptoire, relance le concerto, accordant, après un tutti d’une texture extrêmement raffinée, le dernier mot au saxophone, dans un phrasé ascendant – angélique envolée.
Après l’entracte, Elena Schwarz fait sonner la Symphonie en ut majeur K.551, dite Jupiter (selon la décision du patron d’une société de concert écossaise, en 1819), de Wolfgang Amadeus Mozart, la quarante-et-unième, écrite en l’été 1788. Démarré sur les chapeaux de roues, l’Allegro vivace se révèle pourtant lourd. Nul n’est obligé de tenir compte du travail effectué par ses confrères du monde baroque depuis une cinquantaine d’années, certes, au risque de renouer avec des lectures un rien gothiques, comme c’est ici le cas. Le style galant ne s’en relève pas. Nulle effervescence, pas plus de ciselure dans ce mange-tout indistinctement amabile où contrastent trop violemment les timbales. Après un Andante cantabile plus satisfaisant, on goûte les traits du hautbois et des bassons dans le Menuetto dont, malheureusement, le trio est nettement trop alangui. Flûtistes et cornistes nous font passer un assez beau moment avec le Finale, sans que la cheffe n’atteigne jamais la jubilation propre au mouvement. Le rendez-vous strictement mozartien de la soirée est donc manqué. Ce n’est pas bien grave, les deux pages d’Eötvös le valent bien.
BB