Chroniques

par bertrand bolognesi

création mondiale d’Au regard de l’éternité de Jacques Lenot
Raphaël Pidoux, violoncelle – Thierry Bugaud, réalisation informatique

Salle Colonne, Paris
- 24 novembre 2025
Raphaël Pidoux crée AU REGARD DE L'ÉTERNITÉ de Jacques Lenot...
© ollivier lenot

Depuis plus d’un demi-siècle, l’œuvre de Jacques Lenot semble écrite depuis la perte – une perte au sens large, métaphysique, existentielle, inscrite dans les fibres de sa créativité. Souvent conçues comme des tombeaux, ses partitions, qui rappellent les hommages funèbres du Grand Siècle, portent la trace d’une mélancolie lumineuse, d’un recueillement qui en fait l’un des rares compositeurs d’aujourd’hui à si longtemps s’être tenu au bord d’un silence obombré. Mais avec Au regard de l’éternité, créé à la Salle Colonne par le violoncelliste Raphaël Pidoux et Thierry Bugaud pour la réalisation en informatique musicale (La Boîte dans la boîte), quelque chose se déplace – mouvement intérieur, métamorphose discrète mais décisive.

Ce déplacement, Lenot l’inscrit explicitement sous l’égide de Spinoza1 pour qui la joie n’est pas euphorie mais augmentation de puissance, soit le voyage d’une moindre perfection à une plus grande qui élargit l’être et lui donne accès à sa propre liberté. La joie spinozienne n’est jamais posée, jamais acquise mais se trouve toujours un devenir, via un mouvement ascendant. Le musicien semble désormais orienter son geste vers ce que Spinoza nomme l’accomplissement – non sommet, mais extension de soi, voire nouvelle respiration dont la survenue s’avère concomitante au quatre-vingtième anniversaire de l’artiste [lire notre chronique de Minuties].

La mise en espace imaginée pour cette création mondiale donne visage à cette métamorphose. Au centre, Raphaël Pidoux, installé sur une tournette, pivote lentement comme si le faire instrumental cherchait à embrasser l’espace dans une ritournelle ou à se laisser traverser par lui. En surplomb, quatre orchestres virtuels, suspendus aux quatre points cardinaux, font choir leurs interventions depuis les hauteurs, cieux qu’habite l’électronique musicale (Gwendal Bar, Elad Berliner, Charles Grémion, Daniel Kilengo, Ludovic Lang, Salomé Nefti et Sadi Haddad assistent Thierry Bugaud). C’est à la fois une chute et une élévation, en fait une ascension terrestre dans la rotation du violoncelle dans le même temps qu’une effusion céleste dans la descente lumineuse des masses orchestrales.

Cette double-dynamique résonne profondément avec la phrase de Rainer Maria Rilke que Jacques Lenot cite dans sa note d’intention2 : le bonheur, qui serait ascension, provoque a contrario cette émotion « voisine de l’effroi » quand sur nous il tombe. Aussi le concert répond-il à cette phrase ; lente, fragile, l’élévation du violoncelle est frôlée par le doux effondrement de sons venus d’un ailleurs insaisissable, et de cette rencontre naît quelque chose comme un état, un suspens, une grâce, enfin.

Parfois l’on croit y reconnaître des cuivres, rappelant l’écriture d’orgue si fondamentale à l’œuvre de Lenot – ces verticalités laïquement liturgiques dont il s’éloigne sans jamais les trahir, si chères à ce qu’on pourrait dénommer son esthétique des secrètes litanies. Ailleurs, des irisations de percussions-claviers et de harpes évoquent fugitivement, bien que l’héritage principal demeure celui de Stockhausen3, la brillance de certaines attaques autrefois entendues dans Répons4, en ce qui concerne l’élan, soit l’ouverture de l’espace sonore dont la projection ne commémore plus le temps d’une présence qui peut-être fut heureux mais dilate tout temps, quel qu’il fût et quel qu’il soit. Ce mouvement de dilatation, justement, Walter Benjamin l’éclaire remarquablement lorsqu’il commente Goethe et Proust. À propos de Goethe, le philosophe écrit que celui-ci retint de Spinoza l’idée que « la nature, comme l’esprit, est un aspect manifeste du divin »5. Cette lecture antithéologique, immanentiste, trouve une résonance étonnante dans la scénographie de la soirée : les sons chus du ciel électronique n’évoquent point quelque sublime religieux mais une nature sonore, un ordre du monde où l’esprit humain – le violoncelle sur son socle-toupie, donc – et les forces supérieures – les orchestres virtuels – ne sont pas en opposition mais en résonance. La joie, chez Goethe comme chez Spinoza, naît précisément de cette résonance entre la nature et l’esprit. Lenot la rend dès lors audible.

Quant à Proust, Benjamin en donne une lecture précieuse : pour l’écrivain français « l’éternité n’a rien de platonicien : elle appartient à l’ordre de l’ivresse »6. Cette phrase semble au cœur d’Au regard de l’éternité le dispositif spatial fait surgir non une éternité conceptuelle, même spinoziste, mais une expérience de l’éternité, un instant d’ivresse temporelle – le temps suspendu, creusé, intensifié par la musique. Ici n’est pas dessiné un système : c’est l’ivresse qu’on érige. Et dans cette ivresse prennent place les vers de Rimbaud :

« Elle est retrouvée.
Quoi ? – L’Éternité.
C’est la mer allée
Avec le soleil »7

L’éternité comme brève coïncidence entre deux mouvements, celui du temps et celui de son dépassement, l’ascension et la chute. C’est pourquoi la phrase citée par Lenot lors d’un bref discours tenu après l’exécution de sa nouvelle œuvre – « un bonheur, c’est tout le bonheur » de Ramuz8 – résonne avec une justesse bouleversante. À travers elle est pointé que cet instant tout juste vécu et encore frais n’a pas besoin de se prolonger pour gagner son entièreté : un seul fragment de cette dilatation de l’être suffit à contenir toute la joie. Là encore, Spinoza et Proust se rejoignent : le bonheur n’est pas cumulatif, il est intensité.

Dans sa dernière section, la musique paraît haleter en des précipités soudain radicaux, comme à se hausser par des catastrophes créatrices qui font trembler toute forme, selon une véritable métaphore tellurique, si l’on peut dire. De quelle poussée s’agit-il donc ? Comme si cela ne finissait pas de ne pas finir, soit l’exact inverse du geste beckettien qui n’en finit pas de finir, quant à lui. Étrange et toutefois limpide, cette sensation conduit ma pensée de Spinoza à Geulincx9, l’un posant l’augmentation de puissance comme principe, l’autre la résignation. Or, ce que l’on entend ici n’est assurément pas de l’ordre de l’impuissance geulincxienne : c’est une puissance qui insiste, la joie qui augmente.

En ce tumulte final qui paraît disloquer la forme pour la mieux reconstruire, une autre évidence éblouit, non d’un chaos livré à lui-même mais d’une mise en ordre qui surgit précisément de la secousse. S’y déploie une organisation intime, suivant une logique qui n’est pas celle du repos mais de la vibration, comme si ces catastrophes qui ébranlent la surface révélaient, dans leur sillage, un principe plus profond. Irrésistiblement l’on songe à Leibniz pour qui l’harmonie du monde n’exclut pas la dissonance : elle la suppose, l’embrasse, la convertit en nécessité10. Ainsi les convulsions ne défont-elles pas l’ordre puisqu’elles sont ce par quoi l’ordre advient au plus juste de lui-même. La fin d’Au regard de l’éternité cultive l’élévation par la discontinuité même, l’agencement du monde par sa propre secousse. Cheminant de l’immanence spinozienne à la résignation geulincxienne, du délitement beckettien à cette réorganisation tellurique, l’auditeur voit soudain se ciseler – mieux : entend se ciseler – une pensée de la forme qui fait émerger la clarté à même la fracture, le tremblement s’érigeant en instrument d’un ordre.

C’est que composer, en définitive, revient toujours à cela : ordonner un réel alors en surgéance, non pour naïvement le corriger mais en s’évertuant à la repenser, réagencer, remettre en mouvement. Dubuffet affirmait créer parce que « le monde tel qu’il est ne me satisfait pas » : aussi lui appartenait-il d’en inventer un autre, non en dehors du nôtre mais à même ses insuffisances11. L’œuvre devient cet autel symbolique, pour reprendre la terminologie psychanalytique, sur lequel se déposent, sont sacrifiées et se transforment les inerties de l’existence, les heurts, les impasses, ce qui ne trouve pas naturellement forme. Une ardeur infatigable – une ardeur éternelle, peut-être ? – frappe la matière pour l’ordonner, la dire autrement, l’élever dessus ce qu’elle fut. Contempler une œuvre au regard de l’éternité ne relève ni du dogme ni de l’abstraction : c’est confesser dans la secousse la possibilité d’un nouvel ordre, celui d’une joie qui traverse la catastrophe pour en faire sa substance.

La vertu qui d’un instant fait totalité, cette intensité, c’est précisément cela l’éprouvé de ce soir. Comme si, pour la première fois peut-être, une œuvre de Jacques Lenot se tournait résolument vers l’augmentation intérieure, soit la joie ou encore la lumière. Comme si la culture allemande à si densément irriguer son imaginaire rencontrait en un même geste la sensualité italienne et la mémoire proustienne du temps dilaté. Au regard de l’éternité ne renie point l’ombre qui l’abrite mais ouvre grand les volets à la clarté, ce bonheur qui aujourd’hui fut ici tout le bonheur.

BB

1 Baruch Spinoza, De l’origine et de la nature des affects,
in Ethica, ordine geometrico demonstrat, 1677

2 « Et nous, avec le bonheur qui dans notre pensée est une ascension, nous aurions l’émotion,
voisine de l’effroi, qui nous saisit lorsque tombe une chose heureuse
»,
in Rainer Maria Rilke, Duineser Elegien, 1923

3 de Karlheinz Stockhausen, deux opus en particulier :
Hymnen (1967) et Gruppen (1958)

4 Pierre Boulez, Répons, 1980-1984, création de la version définitive
au Settembre musicale, Turin, le 22 septembre 1984

5 Walter Benjamin, Goethe, in Deutsche Menschen. Eine Folge von Briefen, 1928

6 Walter Benjamin, Das Bild Prousts, 1929

7 Arthur Rimbaud, L’Éternité, in Une saison en enfer, 1873

8 Charles Ferdinand Ramuz, Histoire du soldat, livret du mimodrame d’Igor Stravinsky,
créé le 28 septembre 1918 à l’Opéra de Lausanne ; publication aux Cahiers vaudois, 1920

9 Arnold Geulincx, Ethica, sive Prima et Secunda Pars Philosophiae Practicae, 1677

10 Gottfried Wilhelm Leibniz, Essais de Théodicée sur la bonté de Dieu,
la liberté de l’homme et l’origine du mal,
1710

11 Michael Peppiatt, Les dilemmes de Jean Dubuffet, 2007