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Chroniques
Das Rheingold | L’or du Rhin
opéra de Richard Wagner
Privé de festivals d’été deux années de suite – eu égard à une pandémie de restrictions sanitaires – et plus particulièrement de colline verte, c’est habité d’un certain frémissement qu’on en gravit les pelouses à la conquête d’un temps retrouvé, celui de nouveaux émois wagnériens à vivre dans le fameux théâtre tout spécialement conçu pour ce faire. Cette fois, il ne s’agira pas d’assister à une représentation dans un itinéraire musical européen, mais d’une installation véritable, l’actualité 2022 du Bayreuther Festspiele nécessitant de vivre près d’une semaine en terre franconienne. Valises posées, l’heure est venue de découvrir le nouveau Ring.
La programmation d’une nouvelle production à Bayreuth est toujours l’occasion de frétillements divers et variés, de l’information officielle à la rumeur de couloir, de l’enthousiasme au dédit, de la démission au sauvetage, de la conception à la polémique et ainsi de suite, la représentation, sa réception par le public et le commentaire de la critique ne faisant qu’entrer dans un vaste trajet qui ne s’arrête pas là, celui de l’histoire du festival. D’illustres exemples furent relatés par le passé quand, plus récemment, d’alors nouveaux Tannhäuser, Lohengrin, Meistersinger et Parsifal ne manquèrent pas de provoquer quelque bruit [lire nos chroniques des 13 août 2019 et 13 août 2011, des 29 juillet 2018 et 14 août 2011, du 31 juillet 2017 et du 2 août 2016]. Encore semble-t-il que le phénomène s’accentue considérablement lorsque voit le jour une nouvelle Tétralogie. Sans atteindre l’orgiaque déploiement de réactions passionnelles du Ring dès lors historique de Pierre Boulez et Patrice Chéreau, celui de Frank Castorf avait fait parler de lui avant la première et grincer des dentures d’où, sur le moment, s’étaient échappés les hou et bouh d’usage [lire nos chroniques des 14, 15, 17 et 19 août 2013]. Aussi, en toute connaissance de cause, l’auteur de cet article fit-il tout ce qu’il put afin de demeurer imperméable à cette immanquable agitation. C’est donc en presque nouveau-né qu’il aborde aujourd’hui le prologue du Ring.
Et c’est là chose assez difficile, il le faut avouer, tant pleuvent les publications, sans oublier qu’il se trouve toujours quelque confrère charitable, voire redoutable qui, souhaitant lui-même faire figure d’homme au fait des derniers potins, insiste pour vous déniaiser avant le lever de rideau de ce à quoi vous vous êtes soigneusement ingénié de ne point prêter oreille !... Encore faudra-t-il convenir avec soi-même de la manière de rendre compte de l’événement. À l’issue de la représentation du Rheingold, c’est décidé : chaque soirée fera l’objet d’une chronique qui s’en tiendra nécessairement à une approche rigoureusement factuelle, quitte à prévoir éventuellement une cinquième recension qui livrerait plus tard plus synthétique préhension du cycle complet.
À l’invisible pupitre du Festspielorchester, Cornelius Meister, favorablement remarqué il y a une dizaine d’années pour sa direction du Ring à Riga, mène prestement son Rheingold. Par un soin omniprésent de la ciselure, par le souci évident de maintenir un degré d’urgence à l’argument, le jeune chef signe une interprétation salutairement svelte qui, sans en escamoter le détail, renouvèle grandement l’abord de l’œuvre. En précieux complice des chanteurs, il réalise pour chacun l’idéal habitacle de sa voix, par-delà un relatif manque d’unité dans la distribution. Loin de tourner le dos à la mise en scène, encore Meister adapte-t-il sa conception orchestrale à plusieurs options scéniques, dans la limite où cela ne nuit pas à la cohérence musicale – ainsi les habituels marteaux mis en branle par les nains de la mine d’or laissent-il place au fragile cliquètement des outils de gamines dont les mains menues sont exploitées par une fabrique de jouets.
Outre la parfaite cohésion vocale des Rheintöchter, minutieusement réalisée par Lea-Ann Dunbar (Woglinde), Stephanie Houtzeel (Wellgunde) et Katie Stevenson (Floßhilde), saluons l’intervention ô combien confortable de Wilhelm Schwinghammer, basse lyrique qui incarne un Fafner impressionnant. Jens-Erik Aasbø convainc moins en Fasolt dont l’intonation semble assez lâche, par moments. De même Arnold Bezuyen, selon une tendance buffa que l’on rencontre çà et là de plus en plus appuyée, cantonne-t-il la partie de Mime à l’exagération systématique d’un récitatif plaintif qui jamais n’atteint le chant [lire nos chroniques de Die Feen et Les voyages de Monsieur Brouček]. À la robustesse du timbre et à la vigueur de l’émission, le baryton-basse islandais Ólafur Sigurðarson conjugue une saine égalité de projection, autant d’atouts qui font la bonne fortune de son Alberich.
Si le Loge paradoxalement pointu et flottant de Daniel Kirch satisfait peu, on apprécie grandement la clarté d’Attilio Glaser en Froh [lire nos chroniques des 13 janvier et 13 avril 2017, du 17 novembre 2019 et du 9 novembre 2021] et plus encore l’excellent Donner de Raimund Nolte dont séduisent la couleur et l’impact, à l’inverse d’Egils Siliņš, Wotan à l’aigu certes probant mais dont le bas-médium et surtout le grave accusent des ondoiements proches de l’inexactitude [lire nos chroniques d’Elektra et du fliegende Holländer]. Le plus de plaisir est assurément dispensé par les trois divinités féminines. Les fulgurances extraordinaires d’Elisabeth Teige, cependant jamais stridente, bien au contraire, font merveille en Freia [lire notre chronique de Die Walküre]. Idéale d’autorité, tant d’un point de vue vocal qu’en ce qui concerne le théâtre, le mezzo généreux de Christa Mayer caractérise somptueusement Fricka [lire nos chroniques de Siegfried, Pelléas et Mélisande et Die Meistersinger von Nürnberg]. Enfin, on retrouve avec bonheur l’excellente Okka von der Damerau en Erda magistrale [lire nos chroniques de Make no noise, L’ange de feu, Die Soldaten, Un ballo in maschera, Das Wunder der Heliane, Karl V, Siegfried, Lohengrin et Götterdämmerung].
Lorsqu’en fosse sourdent les premiers bruissements des flots, deux cordons ombilicaux nagent de concert dans les entrailles magiques du cadre de scène, via la vidéo de Luis August Krawen. Bientôt apparaissent deux fœtus dont s’opposent violemment les humeurs. Le ton est donné : une affaire de frères ennemis forme le geste fondateur du Ring de Valentin Schwarz. Avant que retentisse le chant des Rheintöchter, les futurs bambins auront déjà eu tout loisir d’exprimer leur haine par l’effusion de sang, drame originel d’une sombre histoire de famille, celle d’Alberich et de Wotan. La scénographie d’Andrea Cozzi entend regrouper tous les lieux de l’action en un seul, fait de plusieurs alcôves mobiles, pour ainsi dire. En terrasse de quelque villa, une piscine accueille trois nounous chargées de pouponner huit gamines et un gamin – huit, comme les walkyries ?... et lui, qui est-ce ?... Main armée, Alberich, après avoir renoncé à l’amour pour la richesse, se saisit du petit garçon tout de jaune vêtu, car l’or du Rhin, c’est lui, ce mioche que l’on retrouve plus tard rageur et destructeur, capricieux et tyrannique, tandis que les filles travailleront à l’usine. Les éléments de décor s’activant, voici la villa elle-même, celle de grands bourgeois – les costumes d’Andy Besuch éclairent précisément sur la classe sociale des personnages – qui peinent à en payer la construction aux géants, venus là en voiture réclamer leur dû. Le chef de clan, Wotan, paraît prêt à tout pour obtenir l’or qui résoudra la dette, l’or, c’est-à-dire le turbulent garçon qui se fait complice d’Alberich quand il s’agit de se transformer en dragon ou en crapaud, autant de chimères absentes de la production. À ce stade, l’on n’en sait guère plus, même à considérer la pyramide lumineuse encagée dans un cube de verre qui pourrait représenter quelque idéal dont on suppose que se révèlera plus tard le sens. En revanche, déjà l’on sait que l’approche de Schwarz, peut-être plus à son aise dans un autre répertoire [lire notre chronique de Don Pasquale], tourne le dos à toute mythologie, préférant une sorte d’investigation policière qui n'épargne guère certains stéréotypes du genre. Qui vivum verrum…
BB