Chroniques

par bertrand bolognesi

deux créations : Grammaires du sonore, Vier Lieder aus „Kein Licht“
François-Xavier Roth dirige l’Ensemble Intercontemporain

Cité de la musique, Paris
- 9 décembre 2022
L’Ensemble intercontemporain fête les 70 ans de Philippe Manoury !
© anne-élise grosbois

Tulle, département de la Corrèze, alors en Limousin (en janvier 2016 l’englobera la région Nouvelle-Aquitaine), jeudi 19 juin 1952 : naissance de Philippe Manoury. Paris, Maison de la radio et de la musique, dimanche 19 juin 2022 : les musiciens de l’Orchestre national de France fêtent le soixante-dixième anniversaire du compositeur français en jouant au concert deux de ses opus, Ultima et Neptune [lire notre chronique]. De fait, cette année avait commencé ici, à la Cité de la musique, par plusieurs rendez-vous la plaçant sous constellation Manoury, avec une intégrale de ses quatuors à cordes et Que peut la musique savante dire du monde ?, conférence que l’artiste prononçait à la Philharmonie [lire nos chroniques des 15 et 18 janvier 2022]. Il revint ensuite à ManiFeste, le festival annuel de création de l’Ircam, de poursuivre cet hommage – d’ailleurs ponctué au printemps par la présidence du Jury du Concours international de piano d’Orléans [lire notre chronique du 5 avril 2022] et à l’automne par l’exécution de Saccades par Pierre Bleuse à la tête de l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg – au fil de sa programmation où l’Orchestre de Paris donnait Ring (2016), tandis que des pages plus anciennes revenaient à l’Ensemble Intercontemporain (EIC), Passacaille pour Tokyo (1994) puis le vaste triptyque Sonus ex machina (1987-1991) [lire nos chroniques des 9, 17 et 23 juin 2022]. Six mois plus tard, quoi de plus naturel que de retrouver cette formation, qui jouait sa musique dès son inauguration en 1976, dans un Portrait Manoury comprenant une œuvre qu’elle créa dans ce lieu il y a vingt-quatre ans et deux créations mondiales ?

« Cela fait plusieurs années que je me demande s’il n’existe pas une sorte de grammaire implicite contenue dans toute musique. Non une grammaire universelle, bien sûr, mais une grammaire particulière adaptée à chaque style de musique. L’ordre dans lequel on plonge les événements sonores dans le temps ne peut pas être totalement arbitraire », commence le compositeur pour introduire le passionnant Grammaires du sonore pour vingt-neuf solistes, par lequel il a répondu à une commande de l’EIC et de Françoise et Jean-Philippe Billarant (brochure de salle), une pièce qui conjugue les genres – musique pour ensemble, îlots chambristes, concerto grosso, etc. Cette interrogation a mené Manoury à considérer des règles assez simplement conçues pour élaborer des formules grammaticales de plus en plus complexes qui font « affleurer un sens musical » qu’il entend ainsi « subodorer et non l’affirmer ». Outre convoquer des instruments moins attendus qu’il n’y pourrait paraître – tubas Wagner, saxhorn, trompette à deux pavillons, hautbois baryton, etc. –, l’œuvre s’inscrit dans le même souci d’abrogation de la hiérarchie orchestrale auquel Ring (entre autres) déjà faisait goûter. À la flûte est confiée une partie foisonnante, d’une couleur boulézienne, rencontrant bientôt l’usage très manouryen des percussions. Une tonicité qu’on pourra dire épique traverse Grammaires du sonore d’un bout à l’autre, tout en ménageant des échanges non point détendus à proprement parler mais qui, du moins, s’affranchissent de l’excitation générale – ainsi d’une seconde mineure descendante répétée par l’alto, par exemple, de toute beauté. Soudain, les cuivres – excepté le tube – quittent le plateau et gagnent les côtés du balcon où leur expression génère un effet de spatialisation naturelle. Si la pratique de l’électronique que le compositeur possède se fait entendre par moments, certains aspects témoignent d’autres filiations, qu’il s’agisse de Berg ou encore de Varèse et Boulez. Vingt-huit minutes après son coup d’envoi, cette œuvre touffue à l’écriture spectaculaire est conclue par l’envol de la flûte (Boulez, toujours, se souvenant de Messiaen qui se souvenait de Stravinsky…).

Créé le 25 août 2017 à la Ruhrtriennale par Julien Leroy à la tête de l’ensemble Lucilin, Kein Licht est un ouvrage lyrique d’un genre nouveau, le Thinkspiel, imaginé par Philippe Manoury [lire notre chronique du 22 septembre 2017]. Après la précédente création, François-Xavier Roth, dont notre équipe a salué l’excellente gravure de Lab.Oratorium (2019) [lire notre recension du CD], donne le jour à Vier Lieder aus „Kein Licht“, quatre chants qui en sont à la fois extraits et développés, formant une petite suite pour mezzo-soprano et douze musiciens, sur trois poèmes d’Elfriede Jelinek (Kein Licht) puis un dernier empruntant à Friedrich Nietzsche (Also sprach Zarathustra – ein Buch für Alle und Keinen). Il revient à Christina Daletska [lire nos chroniques de La Traviata, Don Giovanni, Gesänge-Gedanken mit Friedrich Nietzsche, Das Labyrinth, enfin de Cavernes et Soleils] d’en habiter le lyrisme relativement austère, hanté par un appel quasi-harpistique à la saveur mahlérienne. Le duo voix et flûte sur une scansion de timbale se place autant dans la sillage de Pierrot lunaire (Schönberg) que du Marteau sans maître (Boulez). Une pluie microtonale caractérise l’ultime épisode.

C’était le 7 mai 1998. David Robertson dirigeait l’EIC, son ensemble depuis six ans et pour deux années encore. En compagnie du Concerto pour piano et vents de Stravinsky (1924, rév.1950), il créé deux œuvres : Diptychon d’Hanspeter Kyburz et Fragment pour un portrait de Philippe Manoury.Trente solistes occupent la scène après l’entracte pour un exécution infiniment soignée de cet opus conçu en sept parties comme un portrait impossible et fantasmé, à l’instar de celui du Fuji par Hokusai, de la Sainte-Victoire par Cézanne et des innombrables études réalisées par Bacon, explique le compositeur. La souplesse des appels de trombones, placé chacun à l’opposé de l’autre, et la souplesse des échanges de clarinette, dessinent Incantation. Après un Choral extrêmement dru, impressionnant même, Vagues paradoxales révèle de fascinants effets motoriques. Passé Nuit (avec turbulence) pensé comme « une nouvelle étude sur les musiques nocturnes que j’ai déjà développées dans Pentaphone pour orchestre et dans mon opéra 60e parallèle » (respectivement 1993 et 1996), qui fait croiser de mêmes eaux à Ives et à Ravel, de même qu’un rien de Jolivet et de Varèse sourdait des chapitres précédents, le bref Ombres se déduit du premier. D’effet coup-de-poing, oserons-nous dire, Bagatelle cède place à Totem, « la véritable fin de Nuit (avec turbulences) » (même source), qui, dans son aura campanaire, rassemble des matériaux qui caractérisaient également les sections antérieures. Après l’interprétation de Tensio (2010), hier, par le Quatuor Diotima [lire notre chronique de la veille], celle de ces Fragments par un François-Xavier Roth fort inspiré clôt délicatement l’année Manoury.

BB