Recherche
Chroniques
Dmitri Chostakovitch / Mieczysław Weinberg – Chapitre III
Orchestre Philharmonique de Radio France, Mirga Gražinytė-Tyla
Troisième étape du cycle Chostakovitch/Weinberg de l’Orchestre Philharmonique de Radio France, cette soirée de mardi s’avère sous haute tension poétique, entièrement façonnée par la conviction de Mirga Gražinytė-Tyla, ardente défenseuse du compositeur polono-soviétique. Avec elle s’épanouit un Philhar’ remarquablement engagé, comme galvanisé par la cohérence du projet.
Le Concerto pour flûte et cordes Op.75 n°1 (1969) de Mieczysław Weinberg, sous influence bartokienne, ouvre le programme avec un éclat généreux et faussement léger. Sous les doigts vifs de Mathilde Calderini, la ligne soliste, volubile mais jamais volatile, circule avec une énergie presque folklorisante, tendue comme si la virtuosité masquait quelque inquiétude. Tout en souplesse, l’orchestre articule sa tonicité avec un sain contrôle. Au Largo, plus sombre, la passacaille impose son pas grave, proche d’un lamento. Le final retrouve cette grâce lumineuse où se glisse un charme presque orientalisant, magnifié par le violon solo d’Hélène Collerette.
Plus intériorisé, le Concertino pour violon et cordes Op.42 (1948) rappelle combien Weinberg sut conjuguer transparence mélodique et densité expressive. Gidon Kremer, splendide de chaleur et d’humanité, en fait une sorte de récit à voix nue. L’Allegretto cantabile, d’une générosité digne de Dvořák, se conclut par une brève cadenza suspendue, dont l’intensité ouvre naturellement sur un Lento-Adagio d’allure processionnaire, en chanson triste. Le final, avec son poco rubato dansant, ternaire, tourne en toupie mélancolique dont Kremer explore chaque nuance de grain et de lumière. Le public reçoit en bis une Sérénade de Valentin Silvestrov, dédiée par le soliste « aux Ukrainiens qui souffrent tant ».
Après l’entracte, la Symphonie Op.135 n°14 (1969) de Dmitri Chostakovitch, vaste cycle funèbre pour soprano, basse et orchestre à cordes, impose un climat radicalement différent. Dès le De Profundis d’après García Lorca, la basse Alexeï Botnarciuc frappe par son autorité charnelle [lire nos chroniques de Salome, Nabucco, La pucelle d’Orléans et La dame de pique], mais les contrebasses – hélas ! – révèlent une instabilité cuisante dans des unissons malmenés. Le soprano Aušrinė Stundytė embrase la Malagueña d’une puissance presque sauvage, emportant du même coup un orchestre incisif, sûr de ses couleurs, déjà rompu à l’œuvre qu’il donnait il n’y a pas si longtemps [lire notre chronique du 13 juin 2021]. Dans Lorelei, la tension dramatique atteint une intensité rare. La cheffe en sculpte chaque irruption, chaque battement instrumental, dans une lecture qui respire le théâtre intérieur. Porté par Stundytė [lire nos chroniques de Tannhäuser, Lady Macbeth de Mzensk, Elektra, Die Teufel von Loudun, Le château de Barbe-Bleue, L’ange de feu et L’affaire Makropoulos], Le Suicidé bouleverse par la pureté du phrasé, tandis que À la Santé, confié à la basse, réinstalle une intériorité granitique. La fin, puisant dans les vers de Rainer Maria Rilke, achève l’édifice dans un élan crépusculaire où les corps sonores paraissent se dissoudre.
Si ce cycle ambitionne de rapprocher les œuvres et les destins de deux artistes qui se sont bien connus et s’estimèrent à leur juste valeur, la soirée fait sentir avec acuité la fraternité des écritures, leurs zones d’ombre partagées, leurs respirations secrètes [lire nos chroniques de ses chapitres I et II]. On regrettera pourtant qu’un volet soit resté absent, le Requiem Op.96 que Weinberg a composé entre 1965 et 1967. Cette vaste méditation sur la mémoire, la guerre et l’humanité aurait encore mieux dévoilé ce qui unit Weinberg à Chostakovitch, et peut-être surtout ce qui distingue leurs factures l’une de l’autre. Là où l’un organise la douleur en rituels de lucidité, l’autre la transcende en une piété fraternelle qui n’appartient qu’à lui. Ce Requiem manquant laisse un vide, un espace imaginaire où un tel projet, admirable à bien des égards, aurait pu gagner une plus grande lumière.
HK
Email
Imprimer
Twitter
Facebook
Myspace