Chroniques

par bertrand bolognesi

Dmitri Chostakovitch / Mieczysław Weinberg – Chapitre IV
Orchestre Philharmonique de Radio France, Mirga Gražinytė-Tyla

François Chattot, Andreï Korobeïnikov et Alexander Teliga
Auditorium / Maison de la radio et de la musique, Paris
- 21 novembre 2025
cycle Chostakovitch/Weinberg du Philhar’ – Chapitre IV
© radio france

À mesure que se déployait ce cycle Chostakovitch/Weinberg, un fait apparut avec une netteté croissante : il ne s’est pas seulement agi d’un parcours musical mais encore d’un geste profondément historique. Car si les deux compositeurs ont partagé une proximité esthétique et une évidente fraternité humaine, c’est bien dans l’expérience politique – brutale, dévastatrice, souvent absurde – que leurs œuvres trouvèrent leur ligne de fracture autant que leur ligne de force. Les trajectoires du Pétersbourgeois et du Varsovien furent nouées à celles des régimes qui les broyèrent ou les instrumentalisèrent. Jeune pianiste juif fuyant la Pologne pour échapper au fléau nazi, Mieczysław Weinberg fut happé par la mécanique soviétique ; Dmitri Chostakovitch, enfant du système, devint, au gré des volte-face idéologiques, l’une de ses cibles privilégiées. Les trois premiers concerts, et leur cohérence dramaturgique décrite « sous haute tension poétique » par notre confrère [lire notre chronique du 18 novembre 2025], galvanisée par un Philhar’ d’une intensité rare, avaient largement esquissé ce paysage de contraintes et de survie. Celui d’aujourd’hui, en point d’orgue, vient l’inscrire dans une perspective plus vaste où se superposent les aléas d’une Europe centrale géopolitiquement plus qu’instable, la tragédie juive, la terreur stalinienne et la paranoïa de la Guerre froide, strates déterminant jusqu’au grain des œuvres.

À elle seule l’histoire personnelle de Weinberg concentre l’ensemble des violences du siècle. Né à Varsovie, formé dans un environnement où rayonnait sa culture ashkénaze, il doit fuir dès 1939, laissant derrière lui une famille bientôt assassinée. Ses exils répétés, passant par Minsk, Tachkent et enfin Moscou grâce à l’intervention de Chostakovitch, racontent autant la fragilité d’une vie que la circulation forcée d’une culture que sans cesse l’on déplace. La suite est connue : arrestation pour activités sionistes en 1953, détention arbitraire puis libération obtenue grâce à la ténacité de son aîné. De telles cicatrices naquit une musique d’angoisse, de tension, voire de défi. En parallèle, la contradiction soviétique façonne le destin de Chostakovitch : sa musique est tour à tour interdite, réhabilitée et même officiellement médaillée, tout en faisant l’objet d’une constante surveillance. Entre l’ironie ravageuse de Antiformalistitcheski Raïok et les abîmes métaphysiques de ses dernières symphonies, il consigne l’histoire d’une société où l’art est fait aussi bien refuge solitaire que métaphore armée fort indirecte, un art suffisamment voilé pour échapper à la toute puissante, et cependant assez pertinemment sensible pour que chacun en saisisse la portée.

Le programme du soir accentue mieux encore cette architecture pensée comme une progression intérieure, via une entrée par le conte dansé – La clé d’or du Varsovien –, un détour par le sourire orchestré, mi-figue mi-raisin, du Concerto pour piano n°2 de l’aîné, la plongée dans la face satyrique de Chostakovitch, enfin la Treizième Symphonie de Weinberg, donnée en première mondiale. La loyale concentration des musiciens, décidément talentueux, de l’Orchestre Philharmonique de Radio France, la manière dont la cheffe lituanienne éclaire les perspectives, la résonance intime des thèmes de mémoire, d’humour et d’effroi, tout concourt à faire de cette ultime soirée non un simple achèvement, mais une traversée quasi spéculaire de l’ensemble du projet. Ainsi le parcours ne se ferme-t-il pas sur un point final et s’avère jalonné d’une écoute troublée, les opus des deux compositeurs s’étant révélés à la fois indivisibles et irréductiblement singuliers.

De la fantaisie vivement colorée de La clé d’or de Weinberg, ballet de 1955 dont est donnée la Suite Op.55d n°4, c’est l’Élégie qui s’impose comme le cœur vibrant – un moment suspendu, d’une tendresse presque irréelle, porté par le cor anglais de Stéphane Suchanek, admirable de tendresse. Avec lui, la clarinette de Nicolas Baldeyrou et la flûte de Magali Mosnier dessinent un halo lumineux où l’on sent affleurer cette mélancolie singulière, à la fois pudique et incandescente, qui appartient en propre au compositeur. Le Concerto pour piano en fa majeur Op.102 n°2 de Chostakovitch révèle, quant à lui, un visage tout autre : celui de la verve, de l’esprit, voire de l’insolence. D’un raffinement sonore exceptionnel, le jeu d’Andreï Korobeïnikov déploie une précision adamantine où cohabitent la verdeur percussive héritée de Prokofiev et une lumière presque mozartienne. Chanté avec une simplicité désarmante, l’Andante médian glisse sans mièvrerie au bord du lyrisme. Et l’étrange final, rieur, volontiers moqueur même, permet au soliste de révéler une franche virtuosité. Empruntant au corpus pianistique du même compositeur, les deux bis parachèvent le portrait d’un artiste au sommet de son art dont le souvenir de l’interprétation du Wohltemperierte Clavier demeure pour toujours des plus vifs [lire notre chronique du 17 avril 2024].

Avec son Антиформалистический раёк (Petit Paradis antiformaliste), cantate sur le décret Jdanov de 1948, Chostakovitch déploie l’arme la plus ambivalente de son vocabulaire, soit le rire, grimace par laquelle l’ironie surmonte l’effroi. La présence d’un narrateur francophone, François Chattot, installe le dispositif : un prologue distancié, presque pédagogique, avant que la basse Alexander Teliga prête sa voix au grotesque stalinien [lire nos chroniques de Manon Lescaut et de Káťa Kabanová]. Car ici, tout est dérision – la posture, les inflexions et jusqu’à la fameuse pipe du Petit Père des Peuples. Dissimulé dans la salle, un chœur en civil, pourrait-on dire, répond selon les normes dûment jdanoviennes, comme un écho bureaucratique surgissant de toutes parts. La quasi mise en scène culmine dans l’arrestation de la cheffe, parodie terrifiante d’une parade où l’Offenbach le plus joyeusement irrévérencieux et petit-bourgeois s’invite chez les apparatchiks. Toute proportion gardée, il paraît difficile de ne point songer à nos propres crispations culturelles – rappelons-nous une certaine ministre de la Culture qui déclarait que la musique devait être harmonieuse et citait alors celle de Vivaldi comme la tasse de thé qu’elle souhaitait imposer à chacun…. Décidément, l’éclat de rire chostakovitchien vise toujours juste !

La Symphonie Op.115 n°13 (1976) de Weinberg déchire d’un seul et vaste geste ce voile burlesque. En un grand mouvement de trente minutes, le compositeur érige un mémorial intime et collectif, dédié à sa mère dont il n’apprend la mort lors de la liquidation du camp de Trawniki qu’au début des années soixante, mais aussi à toute sa famille qu’engloutit la Shoah. Déploration aride, tenace, érigée sur un choral qui s’enfonce toujours plus profondément, cette musique avance en θρῆνος sans repos. L’hautbois d’Olivier Doise ouvre une brèche poignante, plus tard relayée par le violoncelle de Nadine Pierre, bouleversant de nudité. Les contrebasses, ce soir superbement menées par Édouard Macarez, imposent une gravité tellurique qui ancre l’œuvre dans l’irréductible qui s’éteint dans le suraigu de la harpe, infime et prégnant, sous les doigts de Nicolas Tulliez.

À l’issue du concert de mardi, notre confrère appelait ardemment à l’exécution du Requiem Op.96 de Mieczysław Weinberg, œuvre capitale qui, selon lui, aurait révélé plus encore l’écart et la proximité entre les deux compositeurs. Il n’a, bien sûr, pas tort… et pourtant, ne faut-il pas reconnaître que ce cycle, en seulement quatre soirées, ne pouvait embrasser l’intégralité d’une création aussi ardente, inépuisable ? Entendre ces six opus en une petite semaine tient du privilège. Oui, un manque subsiste, qui dit aussi la richesse d’une œuvre et appelle d’autres scènes, d’autres soirs, d’autres écoutes. Ainsi, avant de bientôt voyager jusqu’à Toulouse pour voir la production madrilène de La passagère [lire nos chroniques des mises en scène de David Pountney, d’Anselm Weber et de Nadja Loschky], il n’est pas interdit d’écouter l’intégrale des Quatuors à cordes par le Quatuor Danel, par exemple, ni de raviver mentalement nos émotions face à d’autres pages [lire nos chroniques de Rhapsodie sur des thèmes moldaves Op.47 (1942), Concerto pour violoncelle Op.43 (1948), Concerto pour violon Op.67 (1959), Trois palmiers Op.120 (1977) ou encore de L’idiot, opéra d’après Dostoïevski (1985)]. Enfin, Mirga Gražinytė-Tyla étant première cheffe invitée du Philhar’ pour les trois saisons à venir, il n’est pas impossible que la musique de Weinberg surgisse une nouvelle fois.

BB