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Chroniques
Don Giovanni | Don Juan
opéra de Wolfgang Amadeus Mozart
Production déjà bien connue du public vénitien, née à La Fenice où elle fut beaucoup et souvent applaudie, le Don Giovanni de Damiano Michieletto [lire nos chroniques d’Il barbiere di Siviglia, La bohème, La scala di seta, Samson et Dalila, Idomeneo, La donna del lago, Don Pasquale, Guillaume Tell, L’elisir d’amore, Der ferne Klang, Béatrice et Bénédict, Jenůfa, Don Quichotte et Giulio Cesare], s’installe à Gênes pour ouvrir la nouvelle saison du Teatro Carlo Felice. Reprise avec soin par Elisabetta Acella, cette mise en scène confirme sa remarquable cohérence dramaturgique : ici, rien n’est laissé au hasard, tout s’imbrique dans un dispositif scénique d’une lisibilité exemplaire. Espace mouvant et pourtant clos, la scénographie de Paolo Fantin encadre le drame dans une pénombre expressive où l’on devine la fin avant même que cela commence. Les costumes de Carla Teti, sobres et néanmoins sensuels, dialoguent subtilement avec les lumières de Fabio Barettin, dessinant visages et corps dans une pâte visuelle d’un raffinement constant. Ce monde gris perle et or fauve, d’un goût sûr, fait respirer la beauté sans jamais l’afficher.
À cette réussite plastique répond une direction d’acteurs d’une grande précision. Les personnages ne s’agitent pas, ils existent. Chacun se déplace avec le poids dramatique qui lui est propre, et tout regard compte. Michieletto et Acella savent faire vivre le collectif sans effacer l’individu, à l’aide d’un humour discret mais réel qui ne vient jamais casser la tension innervant l’ensemble.
Dans le rôle-titre, Simone Alberghini incarne un Don Giovanni au charme redoutable, qui n’a rien de la caricature. Cet abuseur avance à pas feutrés, ce qui le dote d’un pouvoir d’autant plus fascinant qu’il se dissimule derrière l’élégance. Souple et bien projetée, la voix épouse parfaitement cette ambivalence et l’acteur, magnétique, en assume jusqu’au vertige la dualité [lire nos chroniques de Semiramide, La Cenerentola, Requiem et Maria Egiziaca]. Parmi ses partenaires, Jennifer Holloway offre une Donna Elvira d’une grande générosité vocale. La projection est large, l’émission franche, parfois presque ardente. On regrette parfois une diction italienne laborieuse qui brouille le contour, mais la sincérité de l’engagement et l’intensité du timbre compensent amplement ce léger flou [lire nos chroniques de La pietra del paragone, Hippolyte et Aricie et Les Troyens à Dresde et à Munich]. En Donna Anna, Desirée Rancatore convainc plus difficilement, avec un registre grave quelque peu en berne, et un curieux manque d’expressivité général. Giulio Mastrototaro compose un Leporello délicieux, drôle sans trivialité, joueur sans outrance, et toujours impeccable quant au chant. Sa souplesse vocale et son sens du théâtre font de lui l’un des piliers de la soirée [lire nos chroniques de La bohème, Romilda e Costanza, L’equivoco stravagante, Un giorno di regno, Corradino et Il Turco in Italia]. Par un timbre clair, presque fragile, Ian Koziara séduit en Don Ottavio, dont la candeur pourrait être la principale qualité dramatique : le personnage fait alors exister la fidélité, la constance, la blessure tranquille d’un être souvent sacrifié à la brillance [lire notre chronique de Die ersten Menschen]. En Commandeur, Mattia Denti impose son autorité d’emblée : la voix, large et bien assise, traverse l’espace avec une évidence tellurique. Sa brève apparition pèse d’un poids moral qui donne à la scène finale toute sa solennité [lire nos chroniques de Tannhäuser à Venise et de Don Carlo]. Quant à Masetto et Zerlina, ils ne bénéficient pas d’une incarnation déterminante, sans que leurs interprètes – Alex Martini et Chiara Maria Fiorani – soient du tout défaillants. Au contraire, chacun fait ce qu’il faut, proprement et avec goût, dans un cadre où la mise en scène les traite davantage comme éléments d’un chœur qu’en individualités fortes.
Au pupitre de l’Orchestra del Teatro Carlo Felice, Constantin Trinks choisit la retenue [lire nos chroniques de Tannhäuser à Strasbourg et à Francfort, de Das Liebesverbot, Salome et L’ange de feu]. Certains pourront y entendre de la prudence, mais c’est surtout une lecture classique dans le plus noble sens du mot : claire, équilibrée, sans raideur, d’une transparence qui laisse chanter les équilibres mozartiens. Le chef ne cherche ni l’effet ni la fièvre. À l’inverse, il soigne cette respiration naturelle, ce grain du phrasé qui rendent justice à la musique sans l’enrober de faux atours. Ainsi se referme une soirée d’une belle tenue générale, où la constance du regard scénique s’allie à la justesse musicale.
KO