Chroniques

par irma foletti

Fedora
opéra d’Umberto Giordano

Grand Théâtre, Genève
- 22 décembre 2024
Fedora, opéra d’Umberto Giordano, au Grand Théâtre de Genève
© carole parodi | gtg

Donné bien moins fréquemment qu’Andrea Chénier, Fedora d’Umberto Giordano n’avait pas été représentée au Grand Théâtre de Genève depuis la saison 1902-1903, soit peu après la création de 1898 au Teatro Lirico de Milan. Pour cette nouvelle occasion en 2024, la scène lémanique a bien fait les choses en invitant, pour cinq des sept représentations, les deux étoiles Aleksandra Kurzak et Roberto Alagna dans les deux rôles principaux (couple par ailleurs uni à la ville). L’opéra a connu de très grandes titulaires de Fedora par le passé, et il n’est sans doute pas facile de succéder à Maria Callas, à Renata Tebaldi ou à Magda Olivero, pour ce qui est des années 1950-1960, ou encore, plus près de nous, à Mirella Freni qui fit les beaux soirs de La Scala et du Metropolitan Opera en donnant la réplique à Plácido Domingo dans les années 1990 [lire notre critique du DVD]. La voix d’Aleksandra Kurzak s’est significativement élargie, ces dernières années, et elle investit aujourd’hui le personnage avec une complète sincérité et un grand engagement. Le timbre est très agréable et les moyens conséquents, l’interprète variant les nuances entre phrases puissantes et passages plus éthérés. Seule la partie la plus grave, au demeurant toujours bien exprimée, ne sonne pas toujours avec la même élégance.

Seul titulaire n’apparaissant pas en prise de rôle ce soir, Roberto Alagna compose un bouillonnant Loris Ipanov, le ténor tenant une excellente forme vocale. Toujours généreux, il observe une intonation précise, la ligne de chant restant sous contrôle. Le registre aigu est émis avec ampleur et brillant. Toutes ces qualités culminent dans son air du deuxième acte, Amor ti vieta, mais l’ensemble des duos entre Fedora et Loris constituent des moments forts, avec pour climax la confrontation aux accents dramatiques de la fin du II, quand Loris raconte les circonstances du meurtre de Vladimir. Rappelons brièvement l’intrigue : la princesse Fedora doit se marier avec le comte Vladimir Andreïevitch, mais celui-ci est tué et l’on suspecte de meurtre le comte Loris Ipanov, tenu pour un nihiliste. Fedora jure vengeance ; au deuxième acte, Ipanov vient lui avouer, à Paris, l’assassinat de son promis. La princesse écrit sur-le-champ une lettre à la police russe le dénonçant. Ipanov lui apporte, malheureusement un peu trop tard, un complément d’information : il a tué Andreïevitch qui trompait sa femme Wanda ; Fedora tombe alors amoureuse du meurtrier en regrettant amèrement sa lettre. Mais la missive a fait des dégâts : accusé de complicité, le frère de Loris décède en prison noyé par la montée de la Neva et sa mère meurt de chagrin. Fedora avoue finalement être l’auteure de la dénonciation et Loris la maudit, avant de lui pardonner… Trop tard : désespérée, elle a bu du poison et meurt dans ses bras.

Au rôle du diplomate De Siriex, Simone Del Savio prête un baryton bien timbré, mais sans éclat particulier dans le haut du registre [lire nos chroniques de Tancredi, Adriana Lecouvreur, Otello, La traviata, Così fan tutte, La Cenerentola et Maria Stuarda, ainsi que de Turandot ici-même puis à Torre del Lago]. Sa chanson russe de l’Acte II, La donna russa è femmina due volte, alors qu’il doit s’expliquer après avoir traité Olga de cosaque, est l’occasion d’une participation du Chœur, qui scande un entre les phrases. En Olga, le soprano Yuliia Zasimova lui répond dans la chanson française, Il parigino è come il vino, d’une voix fruitée et pimpante dans l’aigu, mais moins confortable dans sa partie grave [lire notre chronique de Manon].

De nombreux rôles complètent l’équipe de façon homogène, en particulier l’inquiétant inspecteur de police Grech, tenu par la basse Mark Kurmanbayev, le cocher Cirillo du baryton Vladimir Kazakov, qui fait son récit affligé de l’assassinat de Vladimir, mais aussi Sebastiá Peris (Lorek), Louis Zaitoun (Baron Rouvel) [lire nos chroniques de Chilpéric, L’ombra et Parsifal], Igor Gnidii (Boroff) [lire nos chroniques de Wozzeck, Rusalka à Nancy et à Paris, Der Freischütz, Turandot de Busoni, Iolanta et Francesca da Rimini], Georgi Sredkov (Sergio) [lire notre chronique d’Un ballo in maschera], Rodrigo Garcia (Nicola), Céline Kot (Dimitri) [lire notre chronique de Jenůfa], David Webb (Désiré), jusqu’au rôle muet du pianiste Lazinsky tenu par Jean-Paul Pruna.

À la tête d’un bel Orchestre de la Suisse Romande, Antonino Fogliani magnifie la partition de Giordano, livrant une musique d’une grande beauté, originale et fort variée [lire nos chroniques de Giovanna d’Arco, Semiramide, Guillaume Tell, L’Italiana in Algeri, Aida, Elisabetta, Ermione, Nabucco et Le comte Ory]. L’orchestration balaie un large spectre, entre le piano seul (déjà cité) de Lazinsky « maître polonais […] et successeur de Chopin », jouant une partie du duo Fedora-Loris du II, et les instrumentistes au grand complet lors de la suite du même numéro. Le Chœur du Grand Théâtre de Genève montre également une belle implication dans ses interventions.

Le metteur en scène Arnaud Bernard [lire nos chroniques de Rigoletto, La dame de pique, Roméo et Juliette, Le marchand de Venise, I Capuleti e i Montecchi, Nabucco, Simon Boccanegra, Adelaide di Borgogna, Manon de Massenet, la Manon Lescaut de Puccini et celle d’Auber] actualise l’action, qui se déroulait dans les années 1880, vers notre époque, plus précisément dans les années postérieures à la chute du Mur de Berlin. Dans cette Russie qu’on a tout lieu de penser malheureusement actuelle, services secrets et agents doubles visent au kompromat, c’est-à-dire à récolter des informations compromettantes pour déstabiliser les opposants au régime. Après une recherche liminaire sur Xplore (clone de Google où le nom de Poutine sort en bonne position), un petit film enchaîne sur une saynète qui présente une jolie blonde maniant menottes et cravache sur son amant. Il s’agit de Wanda (que l’on peut penser moins délurée à la lecture du livret original), en compagnie de Vladimir. Puis Loris entre et tire sur celui-ci, avant que des agents débarquent en nombre pour achever le travail, éliminant également Wanda – le tout est filmé et diffusé en direct par des employés devant plusieurs écrans d’ordinateurs, à la table d’écoute.

Le changement de décors, qui s’effectue sans qu’on ait encore entendu la première note, fait découvrir l’appartement de Vladimir à Saint-Pétersbourg, où les serviteurs exhibent leurs tatouages et consomment alcool et cocaïne. À la table d’écoute, les agents sont toujours présents, puis remplacés par une femme – simplement assise sur une chaise, mais très observatrice –, au cours des deux actes suivants. Au lever de rideau du deuxième acte, la scénographie de Johannes Leiacker déclenche les applaudissements du public ; il est vrai que cette salle de réception à Paris est de toute beauté, sous de lourds lustres et entourée de murs dorés. Puis l’Oberland bernois du livret, à l’Acte III, est traduit en hôtel de Gstaad pour clients fortunés. C’est dans son lobby où l’on va et on vient que se suicide Fedora, prise au piège de la vengeance de Loris à la recherche acharnée de sa délatrice inconnue. Au final, De Siriex et Olga brandissent, comme un trophée, la cassette VHS qui contient vraisemblablement le film où l’on voit Loris tirer sur Vladimir, instrument de chantage exercé par le pouvoir.

IF