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Chroniques
Georg Friedrich Händel | Jephtha, oratorio HWV 70
Joyce DiDonato, Mélissa Petit, Cody Quattlebaum, Michael Spyres, etc.
« Le récit que nous a conservé le livre des Juges est une des versions les mieux arrangées. La vérité est probablement que Jephté, avant d’entreprendre une guerre difficile, sacrifia une de ses filles, selon un usage barbare que l’on mettait en pratique dans les circonstances solennelles où la patrie était en danger » (Ernest Renan, Histoire du peuple d’Israël, tome I, 1887). Quelle que soit la part de l’amour filial dans sa geste, il y a, comme de nécessaire, un héros biblique pour inspirer de nouveau à Georg Friedrich Händel la composition d’un oratorio, Jephtha ; ce sera son dernier, créé à Covent Garden en 1752. Il s’agit du guerrier au destin romantisé par le librettiste Thomas Morell via un grand travail d’anthologie littéraire.
La poésie du livret laisse pourtant à désirer, au tout début de cette œuvre anglaise encore rare sur nos rivages [lire nos chroniques du 13 juin 2010 et du 13 janvier 2018] et donnée à redécouvrir, au Théâtre des Champs-Élysées, par le large ensemble baroque, choral et orchestral, Il Pomo d’Oro. Après l’Ouverture nerveuse, puis le gracile menuet à la fois bien calme et fort vitaminé, la langue anglaise apparaît rugueuse et artificielle. Toutefois la riche musicalité de l’accompagnato initial rassure vite, même sans rimes. Vantant comment « l’âme généreuse dédaigne une cruelle vengeance », le baryton-basse Cody Quattlebaum (Zebul) s’y montre d’une belle sensibilité [lire nos chroniques de Fidelio à Luxembourg, Die Vögel, Until the lions et Tristan und Isolde], avant d’exhorter les Israélites à la révolte contre les Ammonites (Pour forth no more) à l’aide de musiciens étincelants, lancés avec énergie par Francesco Corti. Tout aussi combatif, le chœur entonne dès lors No more to Ammon’s, qui laisse l’impression d’une magnifique symphonie.
Puis le lyrisme devient plus prégnant dès le premier air de Joyce DiDonato (Storgé), artiste très habile dans un chant au fort héritage italien. L’excellente conduite du texte, bien tenu de bout en bout et livré d’un timbre célestin, est traversée d’un superbe accompagnement du violoncelle. Plus intense encore que l’inquiétude alors exprimée, Scenes of horror viendra, chargé d’affreux présages, confirmer l’intensité émotionnelle du mezzo, passant à l’aise de la furie à la douceur après le vœu fatal de son époux.
Des deux jeunes amants, le plus expressif au moment de leur présentation semble bien Hamor, défendu par le contralto Jasmin White avec un engagement, une sincérité et une effusion remarquables à chaque intervention. Ainsi au duo heureux, guirlande de riches vocalises, partagée avec l’Iphis ardente de Mélissa Petit. Le soprano varois [lire nos chroniques de Flavius Bertaridus, Almira, Fidelio à Vienne, La dame blanche et La clemenza di Tito] émeut davantage dans le drame avec The smiling dawn of happy days, une merveille de poésie scintillante. Cet optimisme se traduit en délices instrumentales, l’orchestre devenant néanmoins cinglant à la fin de l’Acte I pour l’invocation chorale, aussi sobre qu’affolée, du tonnerre et de la tempête.
L’acte suivant porte la griffe de Michael Spyres (Jephta), ténor prenant, autoritaire et subtil. His mighty arm with sudden blow, son air de bravoure, est judicieusement empli de sauvagerie distinguée, avant Open thy marble jaws, o tomb au lyrisme équilibré entre digne colère et souffrance tragique. Le voici enfin superbe, car animé corps et âme, même à remuer de confuses pensées, dans le sépulcral Deeper and deeper still. L’agonie perceptible ne rend que plus brûlantes les flammes d’Hamor, grâce au chant habité de Jasmin White dans Up the dreadful steep ascending. En valeureuse et délicate Iphis, Mélissa Petit lui répond par Tune the soft melodious lute et Cody Quattlebaum s’avère souverain dans l’entente des sentiments.
Sorte de coup de théâtre, la révélation-choc du secret de Jephta à ses proches est purement accusée par l’excellent jeu de tragédienne de Joyce DiDonato, la retenue splendide d’Hamor, amant maudit à jamais, et la sérénité surnaturelle d’Iphis vierge, condamnée à mort. Spirituel, onctueux, de lamentation en résurrection, de l’orgue lumineux au clavecin d’outre-tombe, le sublime chœur How dark, O Lord, are thy decrees délivre en beauté sa maxime kantienne, Whatever is, is right, adressée au public abasourdi ou à la muse du compositeur perdant la vue.
Finalement, le très attendu Waft her, angels du troisième acte sonne de manière assez mélodieuse, avec la maîtrise espérée du grand Spyres. Le chant d’adieu d’Iphis (Farewell, ye limpid springs and floods), monteverdien, satisfait encore plus en voix, par sa dimension onirique. Alors, le sombre chœur en prière survient d’autant mieux, prenant le spectateur à contre-pied, à la faveur d’une vitalité lyrique formidable, aux bons soins du chef. Par un semblable retour de balancier jaillit de même surprise le virevoltant prélude symphonique à l’air de l’Ange (Happy, Iphis, shalt thou live) qu’accentue volontiers le soprano Anna Piroli. En conclusion, les chœurs de louanges et de liesse sont savamment gradués et les dernières traces d’émotion forte dans l’heureuse résolution du drame parsemées avec soin par les solistes. Si l’œuvre ou l’interprétation peut paraître inégale, la soirée lyrique a plaisamment unifié artistes et public en bon commerce avec Händel.
FC