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Chroniques
Hamlet/Fantômes
spectacle de Kirill Serebrennikov – musique de Blaise Ubaldini
« Je ne peux pas être Hamlet », dit-il – Heiner Müller faisait dire au sien « Je ne suis pas Hamlet » (Die Hamletschachine, 1979). Et déjà tout vacille. Au Théâtre du Châtelet, Hamlet/Fantômes s’ouvre dans une irréalité suspendue, un décor unique, vestige de palais percé tel un ciel blessé, voire un bord du trou en surplomb où quelque chose demeure en équilibre instable – peut-être les morts ou ce que le théâtre en garde – dessous lequel joue une troupe. Hamlet n’est pas Un mais multiple, éclats de miroir qui sèment la fragmentation pour structure du spectacle de Kirill Serebrennikov [lire nos chroniques de Salome, Le moine noir, Le nez et Lohengrin]. L’un chante, l’autre danse, un troisième se contorsionne tandis que se tait un autre encore. Hamlet et le fantôme d’Hamlet-père ne font qu’un – « Je te manque ?... » –, à la fois question d’incarnation et de désincarnation – un acteur se dédouble, Ophélie renaît en figure dansée – « Je te rends tout… ton rire, ton rire !!! » –, un spectre de roi empoisonné devient le frère tueur, Claudius, intouchable dans la prière. Au réel d’alors se dissoudre et tout Shakespeare est rêvé à travers ses répliques éparpillées. Shakespeare ? Hamlet n’est shakespearien que par le seul fait que William s’est à son tour emparé du mythe mais il vient d’ailleurs, transmis d’un moine danois à un poète d’Italie – « Disparaissez, vous êtes des vampires ! » – avant de gagner Albion où, tout jeune comédien, un certain William Shakespeare en joua le fantôme dans la tragédie de Kyd.
Comme en un songe noir l’on entre dans la pièce, bord de transe. Interprétée par l’Ensemble intercontemporain que dirige Yalda Zamani, la musique de Blaise Ubaldini n’accompagne pas mais cisèle les corps, les force à respirer autrement. Ce n’est plus le seul théâtre qui dicte une prosodie mais le souffle sonore – rythme, πνεῦμα donc. Le compositeur parle d’une « zone de flou entre partition et livret » (brochure de salle) : cette frontière poreuse vibre où les mots trébuchent dans les sons, où la musique sourd avant les phrases qui pourraient encore sembler introuvées. L’accordéon grince, les cordes se tordent, et s’invite un Chostakovitch d’attente et d’angoisse, celui qui chaque nuit prépare sa brosse à dents et sa gomme, dans l’attente de l’arrestation, tandis que le bon Horatio de la fable entame la Deuxième Sonate au piano – « Ils ont fusillé Meyerhold ».
Et puis, les langues, français, russe, anglais, allemand – tout un monde se parle sans s’entendre tout à fait. Serebrennikov dit vouloir jouer avec les langues (même source) et, pour sûr, il y parvient, au point de faire du surtitrage un acteur. « Vous jouez avec les mots » dit Sarah Bernhardt, en français ; « You play with the tongue », répond l’écran, révélant une acception organique là où l’on attendait language. Parfois seul, parfois gêné, parfois en chœur, le spectateur rit ; à d’autres moments, le silence et les yeux comme des soucoupes, c’est une quasi-sidération qui s’empare du public. C’est qu’ici la mort souvent est drôle : os, chaises, épées et grimaces sont ses misérables armes, et la brouette des crânes – Yorick en série ! Aura-t-on fait plus politique ? – que pousse le fossoyeur est liminaire injonction à d’éventuelles prises de conscience. Tout paraît tant érudit que vital, sauvage même. Le théâtre est un champ de ruines où l’on danse. Et dans cette énergie, celle du cri et celle du sexuel, tout se métamorphose – amour, peur, violence, Gertrude et Thanatos : autant de stations d’un rituel d’épuisement. Les fantômes sont partout, y compris dans la salle que parfois l’on accuse depuis le plateau : nous voilà convoqués, complices et peut-être coupables, diables et saints.
Hamlet/Fantômes ne raconte pas l’histoire d’un prince mais la persistance d’un mythe. Il rejoue LE théâtre, soit ce moment où les vivants parlent à la place des morts – attention : ce soir, les morts répondent ! On en sort bouleversés, enthousiastes, éreinté, fébriles, forcément fertilisés, et déjà l’on sait que cette nuit l’on ne dormira point. C’est ce qui reste du jeune prince d’Elseneur qui fait sujet. Le dispositif scénique lui-même l’annonce, avec son plafond troué, son rococo effrité, un salon aristo’ dont ne subsiste des moulures que le délabrement – un théâtre du vestige, autant dire un sépulcre. Chaque acteur y est fragment d’Hamlet, les interprètes (Filipp Avdeev, Odin Lund Biron, Judith Chemla, August Diehl, Nikita Kukushkin, Kristián Mensa, Shalva Nikvashvili, Daniil Orlov, Frol Podlesnyi et Bertrand de Roffignac) partageant folie et clairvoyance sur la cène, dès lors dévorante, d’une impossibilité d’être, où celui que l’on croit devoir jouer n’existe plus. Palimpseste, empilement qui se refuse à la restitution comme à l’analyse, ainsi Hamlet/Fantômes ne visite-t-il pas Shakespeare mais le réinvente en songe transmis de génération en génération, jusqu’à le dresser en grotesque de la conscience coupable et de l’artiste persécuté.
Aussi le spectre qui rôde n’est-il pas seulement celui d’Hamlet-père mais encore celui de Chostakovitch. Serebrennikov fait dialoguer la tragédie élisabéthaine avec le régime soviétique. Après avoir délicieusement falsifié To be or not to be en To drink or not to drink, c’est la terrible question stalinienne qui toute seule se trace : être ou ne pas être un ennemi du peuple. Derrière les moulures craquées, on devinerait presque Leningrad où le musicien attend que frappe à sa porte la police politique. De la pièce au procès, du spectre au compositeur réduit au silence, c’est la même culpabilité transmise : la survie.
Ce théâtre se fait archéologie de la mémoire. Chaque scène exhume un fragment d’antan, chaque voix un écho. Mieux que de s’opposer, anglais, russe, allemand et français se contaminent en une riche brume linguistique qui draine la confusion d’un monde où plus personne ne sait dans quelle langue pleurer ses morts. Hamlet-palimpseste est une séance, au sens psychanalytique du terme, où s’installer dans le divan collectif du texte originel absent, comme tout ce qui compte le plus. Aux spectateurs de projeter leurs propres fantômes en cet espace transférentiel collectif.
Si Hamlet/Fantômes hante, c’est que la musique y agit comme principe d’incarnation. Blaise Ubaldini n’a pas cherché à l’illustrer mais à « coconstruire le geste dramatique » (idem). Tout y respire, se déforme, s’étire à mesure que le son modèle le mouvement. Les parties instrumentales infiltrent une action hors-temps, telles ces percussions qui scandent l’effondrement d’Ophélie. Le travail de Serebrennikov réveille les voix enfouies, les traces non symbolisées – voilà qui rappelle quelque chose… Sur le plateau, on parle dans plusieurs langues comme on rêve en plusieurs temps. Chaque idiome agit comme un ailleurs, un retour du refoulé pré-historique, les quatre langues se concentrant en symptôme d’un même deuil, celui du sens. Dans ce tumulte, le spectateur rejoue en lui les mythes de la filiation, de la transmission, de la culpabilité et du désir. Tout converge vers l’idée chère à l’artiste russe : l’œuvre d’art totale. Musique, danse (chorégraphie de Konstantin Koval), lumière (Daniil Moskovich) et vidéo (Ilya Shagalov) se mêlent en un tissage d’émotions et de signes. Wagner n’est certes pas loin, mais aussi notre pauvre Antonin d’hôpital et sa géniale Cruauté – « Monsieur Artaud, qu’est-ce que vous faites là ? » –, hérité du cri, du corps offert à la brûlure. Jamais le monde ne saurait s’y laisser représenter : il nous parle en direct à travers ses fractures. Le rituel s’éteint dans la chanson tendre, nue, que porte un falsetto divin de potentiel exorciste.
Fertilisé, disais-je plus haut pour décrire l’état dans lequel on retrouve la rue : Kirill Serebrennikov ne livre pas un récit mais une énergie, autrement dit unecatastrophe… somptueuse ! « Remember me ».
BB