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Chroniques
Lakmé
opéra de Léo Delibes
Mille six cent onzième ce soir – et ce n’est pas fini !
Lakmé, le chef d’œuvre de Léo Delibes (1836-1891), ne désemplit pas la salle Favart depuis qu’il y fut créé, le 14 avril 1883. Reprenons alors en nous, ainsi qu’elle l’implore dans son euphorique félicité de femme fatale sacrifiée, le chant de la princesse indienne Lakshmi, nom de déesse francisé en Lakmé dans le livret de Gondinet et Gille d’après les récits de Pierre Loti et de Théodore Pavie. Dans cette œuvre brûlant des derniers feux de l’opéra-comique comme des flammes renaissantes de la tragédie lyrique passe un rêve d’amour plus immense que la vie, au long d’une ballade opératique feutrée, à travers les écueils du fanatisme religieux paternel, de la vulgarité cupide des colonisateurs anglais et de la lâcheté de l’un d’entre eux, prétendu prétendant.
Au commencement, un monde en feu est dépeint par Pygmalion, l’orchestre et son chef Raphaël Pichon, dont le travail se trouve déjà bien élancé dans les contrastes du Prélude, synthèse du drame annoncé, de charmante invocation en prière flûtée et de déclaration romantique, pour une soirée toute soigneuse de la palette féérique de Delibes. À sa suite, le musculeux chœur, en kurta blanche, ne se contracte d’abord qu’à peine, pour mieux s’émincer plus tard et trouver les justes accents des Hindous – croyants ou commerçants qui peuplent ce conte franco-indien, bien de son temps –, sans manquer de faire briller la musique et d’offrir un idyllique Chœur des amoureux (Acte III).
En bonne complicité vocale, le brahmane Nilakantha domine par la grâce de Stéphane Degout, baryton qui, tantôt tendre et mélodieux ou tyrannique et impétueux, se dresse à la hauteur du rôle magnifique. Quelques vers indifférents, et voici que s’élève le chant sacré, émis par un timbre exquis de soprano aux mélismesvirtuoses : en route pour une triomphale confirmation, grandiose etdélicate, dans le rôle-titre, Sabine Devieilhe apparaît dans une haute cage de bambou, telle une maison-volière. Oiseau épris de liberté, mieux encore rayon de lune capturédans une boîte magique, la jeune femme, contrôlée à distance (comme en télépathie) par son père, semble prise dans le désir qui la remplit. Pourtant, cette insatiabilité reste encore cachée sous l’apparence timide ou joueuse d’une fillette, au moment de la rencontre avec Gerald, le soupirant occidental. Déchirants, les couplets, livrés dans un remarquable mouvement de scène évanescent, affirment un lyrisme inspiré.
Rapide, chaste et terne paraît le célèbre duo des fleurs, quoique bien servi par le mezzo émouvant d’Ambroisine Bré en l’esclave Mallika. Plus aucune inquiétude ne tient lors de l’irruption conséquente des Anglaises en folie, causant et gloussant : les trois visiteuses offrent avec verve Quand une femme est si jolie, numéro savoureux en forme de quintette, aux côtés des deux militaires, hommes ici plus nerveux – jusqu’à l’agacement, peut-être. Les couplets du Frédéric de Philippe Estèphe sont magnifiques, grâce à l’excellente diction du baryton. Le soprano Élisabeth Boudreault se révèle aussi exceptionnel dans la mélodie française qu’au théâtre. Saluons l’esprit ludique et les accents bien vivants du mezzo Marielou Jacquard, en Rose, et du soprano Mireille Delunsch, alias Mistress Bentson, sans oublier le ténor François Rougier pour le fervent monologue d’Hadji. Plus admirable encore, la partie de Gérald échoit au talentueux Frédéric Antoun qui la rend plus mélancolique qu’ardente. Au sommet de la performance figure la Cantilène du troisième acte, mais l’émission est aussi charmeuse dans l’attendue Fantaisie aux divins mensonges, puis ondulante et claire dans les grands duos d’amour, puissante dans la lamentation et enfin marquée de bravoure dans la pleutrerie.
Classique mais exigeante en ses gestes dramatiques choisis, la mise en scène de Laurent Pelly respecte soigneusement l’argument, sans limiter la possibilité de projection du spectateur lui-même. Vite, Lakmé ne prêche plus pour son père ; elle ne trouvera jamais l’amour sur son oreiller mais invite plutôt chacun, par le chant, à la rejoindre dans l’évasion sublime, jusqu’à disparaître au final au cœur d’un tableau christique. Rien n’y changera. Ainsi la légende de la fille du paria, dont le fameux Air des clochettes estovationné comme de juste, est-elle présentée comme spectacle dans le spectacle.
Si, loin de l’imagerie luxuriante d’un Orient merveilleux, les décors de Camille Dugas jouent l’abstraction – à ce titre, le ballet d’ailleurs a été supprimé –, et si les costumes – ni vraiment indiens ni tout à fait japonais, légèrement chinois – conçus par Pelly accusent une étrangeté inquiétante, les lumières de Joël Adam accompagnent parfaitement l’action tout en dessinant les protagonistes – notamment les traits fantastiques de Nilakantha, éclairé par en dessous.
FC